Mazarin à Rouen

annedautriche_dessin« La Revue [de Normandie] ne saurait trop remercier M. [Adolphe] Chéruel d’avoir bien voulu lui donner la primeur de ses travaux actuels sur Mazarin. Du portrait placé au début de cet article se dégagent, d’une façon très nette et très vive, les principaux traits du caractère de ce ministre et l’importance du rôle qu’il a joué dans notre histoire, sans parler des détails nouveaux et précieux que fournit sa correspondance sur ce voyage de Louis XIV à Rouen ».

Article et note extraits de la Revue de Normandie, parue en 1869.


Le 5 février 165o, la ville de Rouen recevait en grande pompe le roi Louis XIV, âgé de douze ans, sa mère, Anne d’Autriche, régente du royaume de France, et le cardinal Mazarin, son principal ministre. Malgré la rigueur de la saison et l’épidémie qui sévissait en Normandie, la reine et le cardinal avaient cru devoir exposer le jeune roi aux fatigues et aux dangers d’un voyage d’hiver, afin d’étouffer les troubles que la duchesse de Longueville s’efforçait d’exciter dans cette province. Il est nécessaire, pour bien comprendre des événements qui se rattachent à l’histoire générale de la Fronde, de reprendre les faits d’un peu plus haut.

Depuis huit ans, Mazarin gouvernait la France, et son administration n’avait pas été sans gloire. Les victoires de Rocroi, de Fribourg, de Nordlingue et de Lens, avaient été couronnées par la paix de Westphalie. L’Autriche abaissée, l’Alsace conquise, l’Artois, le Roussillon, la Lorraine et la Catalogne, occupés, étaient le résultat d’une politique habile et persévérante. A l’intérieur, une aristocratie turbulente avait été deux fois vaincue, d’abord par la défaite de la cabale des Importants, et ensuite par la paix de Ruel; à l’extérieur, la France avait conquis la frontière du Rhin, des. Alpes et des Pyrénées, avec des postes avancés, Philipsbourg, Vieux-Brisach, Pignerol, Casal, Barcelone, qui leur ouvraient l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne.

Il y a deux hommes dans Mazarin, comme dans la plupart des personnages historiques : l’un, animé de m505204_00de6957_pgrandes pensées et poursuivant, avec une infatigable persévérance et une merveilleuse habileté, un but élevé et patriotique, la conquête des limites naturelles de la France ; c’est le continuateur dela politique de Henri IV et de Richelieu; c’est le ministre qui a préparé, par ses négociations, les traités de Westphalie et des Pyrénées, et qui s’est élevé, par ces actes, à un rang glorieux entre tous ceux qui ont gouverné la France.

 

Mais on trouve aussi, dans Mazarin, l’homme d’intrigue et de ruse, le génie souple et cauteleux, rompu à toutes les roueries et sans scrupule sur les moyens, pourvu qu’il arrive à son but; le ministre avide qui entassa des millions par des spéculations que réprouve toute conscience honnête. En un mot, il y a, dans Mazarin, assez de grandeur pour justifier les éloges de l’histoire; il y a aussi assez de misères et de bassesses pour expliquer la haine et le mépris dont ses ennemis n’ont cessé de l’accabler.

Ce qui a surtout manqué à Mazarin, c’est le caractère de grandeur que son prédécesseur avait eu au suprême degré. Les actes et les paroles du cardinal de Richelieu imposaient l’admiration, et parfois la terreur. Il fut souvent haï, jamais méprisé. Mazarin n’avait rien de cette hauteur de génie qui commande le respect. De Retz a fortement marqué l’opposition entre les deux ministres, et, quoique l’on reconnaisse, dans sa phrase, le sarcasme d’un ennemi, il faut avouer que le fond en est vrai. « On voyait, dit-il dans ses Mémoires, sur les degrés du trône, d’où l’âpre et redoutable cardinal de Richelieu avait foudroyé, plutôt que gouverne les humains, un successeur doux et benin, qui ne voulait rien, qui était au désespoir que sa dignité de cardinal ne lui permît pas de s’humilier, autant qu’il l’eût souhaité, devant tout le monde. » Sous cette humilité apparente, Mazarin cachait de grandes vues et une profonde habileté; mais il fallut plusieurs années pour mettre dans tout leur jour les qualités du ministre, et jamais la première impression ne fut complètement effacée.

annedautricheCe fut surtout dans la politique extérieure qu’éclata la supériorité de Mazarin. Mais on ne peut nier que, même dans les affaires intérieures, pendant les luttes de la Fronde, il n’ait eu sur ses adversaires un avantage signalé : il soutenait l’ordre contre l’anarchie; il avait pour adversaires des princes qui ne craignaient pas de s’allier avec les ennemis implacables de la France, et de tourner contre elle l’épée glorieuse qui avait vaincu à Rocroi, à Fribourg et à Lens. Mazarin, au contraire, défendait les intérêts nationaux, et faisait appel au patriotisme et au bon sens de la bourgeoisie contre cette noblesse qui sacrifiait la France à ses passions ambitieuses.

Au commencement de l’année 165o, le cardinal avait réussi à diviser les deux Frondes. Il avait gagné le coadjuteur Paul de Gondi, le duc de Beaufort, les duchesses de Chevreuse et de Montbazon, qui lui répondaient de l’oncle du roi, Gaston d’Orléans. Le Parlement s’était uni au ministre, et Mazarin, fort de son appui, se décida à frapper un coup vigoureux: le prince de Condé, son frère, le prince de Conti, et son beau-frère, le duc de Longueville, furent arrêtés le 18 janvier 165o, et emprisonnés au château de Vincennes. Le peuple de Paris, toujours disposé à applaudir aux actes d’énergie, pourvu qu’ils réussissent, alluma des feux de joie à la nouvelle de l’arrestation des princes. Mais il fallait prévenir la révolte des provinces, où les partisans des prisonniers s’étaient réfugiés. La duchesse de Longueville, sœur des princes de Condé et de Conti, avait gagné en toute hâte la Normandie, et s’efforçait de la soulever. Ce fut là que Mazarin dirigea ses premiers efforts.

La situation de cette province lui inspirait de vives inquiétudes: plusieurs des places fortes étaient occupées par les partisans des princes. Au Pont-de-l’Arche, Chamboi ; à Caen, La Croisette ; à Dieppe, Montigny, avaient reçu leurs pouvoirs du duc de Longueville, gouverneur de Normandie, et lui étaient dévoués. Le Havre était entre les mains du jeune duc de Richelieu, que l’on regardait comme un des partisans les plus zélés de Condé. A Rouen, la forteresse du Vieux-Palais était occupée par le marquis de Beuvron, de la maison louisXIV_jeuned’Harcourt, qui s’était déclaré, l’année précédente, en faveur de la Fronde. Enfin, Henri de Matignon, qui était lieutenant-général du duc de Longueville en Basse-Normandie, et qui disposait des portes de Cherbourg et de Granville, était d’une fidélité douteuse.

En présence de ces dangers, Mazarin n’hésita pas. Il rassembla une petite armée, dont il donna le commandement à un capitaine renommé, Henri de Lorraine, comte d’Harcourt. Ce général s’était signalé dans les guerres d’Italie, sous les murs de Casai et de Turin. Il reçut de la régente le titre et les pouvoirs de gouverneur de Normandie, dont fut dépouillé le duc de Longueville. La Fronde ne lui pardonna pas de s’être déclaré en faveur du ministre; elle le chansonna, comme tous les partisans de Mazarin. Au milieu d’épigrammes grossières ou plates, on a remarqué le couplet suivant:

Cet homme gros et court.
Si connu dans l’histoire,
Ce grand comte d’Harcourt,
Tout couronné de gloire,
Qui secourut Casai et qui reprit Turin,

Est maintenant

Est maintenant
Recors de Mazarin.

La reine quitta Paris, le 1er février, sous l’escorte des troupes commandées par ce général. A la cour même, il ne manquait pas de gens qui blâmaient un voyage entrepris en plein hiver. Mlle de Montpensier, qui n’était pas encore engagée dans la Fronde, et qui avait applaudi, comme le peuple, à l’arrestation de Condé, Mlle de Montpensier exprime l’opinion de la Cour lorsqu’elle dit: « J’eus une vraie douleur de partir le 1er février, n’étant pas une saison propre à faire voyage, mais bien à danser comme on l’avoit fait cet hiver-là. » Les maladies, et surtout la petite vérole, qui sévissaient alors en Normandie, fournissaient encore des arguments à ceux qui voulaient s’opposer au départ de Louis XIV.

m505201_pe_341_pMais rien n’arrêta le cardinal. La reine Anne d’Autriche était habituée à suivre les volontés du ministre. L’oncle du roi, Gaston d’Orléans, aurait pu seul entraver sérieusement les projets de Mazarin. Mais les lettres du cardinal à Michel Le Tellier, prouvent que Mazarin s’était assuré de l’assentiment de ce personnage, qui, en qualité de lieutenant-général du royaume, exerçait la principale autorité en l’absence du roi. « Vous direz à S. A. R., écrivait-il à Le Tellier, le 6 février, qu’elle ne s’étoit pas trompée en croyant que son voyage ou celui du roi en cette province étoit très nécessaire. L’expérience nous a fait voir qu’il ne le pouvoit pas être davantage. Je ne vous en dirai pas à présent le détail. Mais je vous assure que, si l’on avoit différé seulement quinze jours à venir ici, on y auroit trouvé les affaires en bien autre état qu’elles ne sont, et on auroit eu incomparable- , ment plus de peine à y mettre ordre. »

En s’éloignant de Paris et en laissant le pouvoir aux mains de Gaston d’Orléans, Mazarin n’était pas sans inquiétude sur la conduite de ce prince. Il connaissait sa faiblesse et son humeur versatile, et, quoiqu’il eût soin de l’entourer de personnes dévouées, quoique les duchesses de Chevreuse et de Montbazon, le coadjuteur Paul de Gondi et les autres conseillers de Gaston, parussent alors dans les intérêts de la Cour, Mazarin n’avait qu’une médiocre confiance dans ces anciens frondeurs. Il comptait principalement, et avec raison, sur Michel Le Tellier, qui, après avoir passé par les fonctions de conseiller au grand Conseil, de procureur du roi au Châtelet, de maître des requêtes et d’intendant de l’armée d’Italie, était devenu secrétaire d’Etat depuis peu de temps. Dans la force de l’âge, et déjà rompu aux affaires, travailleur infatigable, d’une discrétion absolue et d’une prudence consommée, Michel Le Tellier fut, pendant ce voyage, le principal correspondant de Mazarin. Les lettres que lui adressa le cardinal servent à éclairer cette partie de l’histoire, et nous aurons souvent à les citer.

La Cour s’avança à petites journées vers la frontière de Normandie. Elle s’arrêta à Pontoise et à Hadancourt près de Magny. Ce fut là que le cardinal reçut des nouvelles propres à augmenter ses inquiétudes : « Il est venu ici, écrivait-il à Michel Le Tellier, un gentilhomme qui a vu Chamboi (gouverneur de Pont-de-l’Arche), lequel, à ce qu’il nous a rapporté, est résolu de périr dans sa place. Nous verrons s’il demeurera toujours dans la même fermeté. Car de ce côté-ci (du côté de la Cour) on ne perdra pas un moment de temps à pousser cette affaire. »

On disait que la garnison de Pont-de-l’Arche était nombreuse et qu’il serait difficile de s’emparer du château-fort. On vantait le courage du gouverneur Chamboi. Mazarin, qui connaissait l’importance de Pont-de-1’Arche, était résolu d’emporter la place de vive force, s’il ne pouvait amener Chamboi à capitulation. Il donna ordre au comte d’Harcourt d’investir Pont-de-l’Arche, et l’armée vint, en effet, camper sous les murs de la ville. Mais il ne fut pas nécessaire d’en venir aux dernières extrémités. Les bourgeois ouvrirent les portes de la place, pendant que Chamboi se retirait dans le château, et ils s’unirent aux troupes royales pour contraindre » leur m503706_85ee1098_pgouverneur à se soumettre. C’est Mazarin qui nous l’apprend: « Les habitants du Pont-de-l’Arche, écrit-il à Le Tellier, vinrent à ma rencontre pour me dire qu’ils étoient vrais serviteurs et bons sujets du roi, et offrir de recevoir les troupes qui leur seraient envoyées , et en effet ils ont reçu deux compagnies des gardes, ont barricadé le pont et pointé trois pièces de canon contre le château. »

Sans s’arrêter plus longtemps devant cette forteresse cernée par les bourgeois et par l’armée royale, Mazarin continua sa marche vers Rouen. Mais, toujours fidèle à son génie et préférant la négociation à la force, il chargea un gentilhomme normand, du nom de Gauville, de traiter avec Chamboi. Il offrait au gouverneur de Pont-de-l’Arche amnistie pleine et entière pour lui et la garnison, avec une indemnité pécuniaire. Des conditions aussi avantageuses déterminèrent Chamboi à livrer le château. Mazarin se félicitait avec raison de ce rapide succès, dans une lettre du 6 février, adressée à Michel Le Tellier: « Après diverses allées et venues que j’ai fait faire au Pont-de-fArche, enfin le sieur de Chamboi a consenti de remettre la place entre les mains du roi. On y envoie, pour cet effet, le sieur de Saint-Amour, exempt des gardes-du-corps, avec quarante hommes pour entrer dans le château et en prendre possession. On licencie la garnison et on donne toute sûreté audit sieur de Chamboi, et à ceux qui sont avec lui, de se retirer où bon leur semblera. Outre cela, on lui fait remettre 2o,000 fr., argent comptant, pour le rembourser de ce qu’il a fourni pour l’achat des poudres et autres munitions de guerre et de bouche, qu’il laisse dans la place. Enfin c’est une affaire achevée, pourvu qu’il n’y arrive point de changement entre ci et demain, comme il n’y a pas d’apparence. En tous cas, aussitôt après l’exécution je vous le ferai savoir. »

En effet, Mazarin écrit le 8 février à Michel Le Tellier: « Chamboy remit hier le Pont-de-l’Arche à l’exempt que le roi avoit envoyé pour le recevoir. Il a touché les 20,000 fr. Tout cela s’est bien passé ; il s’enva à sa maison, et sa garnison s’est séparée, tellement que voilà une affaire achevée heureusement. »


Allégorie à la gloire d’Anne d’Autriche, attribué à Robert Nanteuil, dessin, Musée du Louvre.

Portrait d’Anne d’Autriche, atelier de Pierre Paul Rubens, peinture, Musée du Louvre.

Le cardinal Mazarin, Pierre Mignard, peinture, Musée Condé, Chantilly.

Le cardinal Mazarin, enluminure, Musée Condée.

Louis XIV à l’âge de cinq ans, attribué à Jacques Sarazin, scuplture, buste à l’antique, Musée du Louvre.

Louis XIV, anonyme, peinture, Musée du Château de Versailles.

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