Faut-il de la folie, du talent, du souffle ou une belle dose d’inconscience pour s’attaquer à "La Tempête" de Shakespeare ? Le Caliband Théâtre ne manque d’aucune de ces qualités, comme nous l’avait prouvé son "Macbett" de Ionesco, présenté avec bonheur il y a deux saisons au Rive Gauche. N’empêche : on tremblait, les 11 et 12 octobre, à les voir s’aventurer en pleine Tempête, traversée périlleuse devant laquelle de nombreux marins aguerris reculeraient. La beauté du texte mais aussi la complexité qui en est consubstantielle sont autant d’écueils sur le chemin de la mise en scène.
À l’image de son héros Prospéro, duc de Milan déchu et contraint à l’exil par la trahison familiale, Shakespeare prend un malin plaisir à faire naître une pièce puzzle, riche en intrigues mais aussi en visions et interventions surnaturelles. Pour sa vengeance, Prospéro reclus sur une île avec sa fille, Miranda et son esclave Caliban, mobilise l’esprit Ariel et enrôle mille forces de la nature, nymphes et génies capables de déclencher des cataclysmes, de susciter la terreur mais aussi de donner vie aux songes et aux apparitions. Car c’est bel et bien à la force de l’illusion que s’en remet le héros tout à la fois malheureux et manipulateur pour accomplir son dessein en quelques heures seulement : retrouver son rang et sa ville en jouant sur l’affliction de ceux qui l’ont condamné.
Sommes-nous sur l’île avec Prospéro ou plongés dans le huis clos des pensées du personnage… ou tout simplement au théâtre à observer ce Prospéro, metteur en scène qui déclare lors du dénouement : "Maintenant, voilà nos divertissements finis ; nos acteurs, comme je vous l’ai dit d’avance étaient tous des esprits ; ils se sont tous fondus en air, en air subtil (…) Nous sommes faits de la vaine substance dont se forment les songes, et notre chétive vie est environnée d’un sommeil."
De cette invitation lancée au théâtre, Marie Mellier fait sa boussole pour traverser "La Tempête". En résumant l’histoire passée de Prospéro dès la scène d’ouverture, elle ne garde que l’essentiel de l’intrigue, sans rejeter les moments de farce et de bouffonnerie. Autant que sur le jeu d’acteurs, elle s’appuie sur une mise en scène totalement contemporaine qui donne la part belle au visuel et à l’audio manière de renvoyer tous les motifs et couleurs de cette pièce kaléidoscope. Les premiers grésillements métalliques s’invitent en bruit de fond dès l’entrée des spectateurs en salle. Dès lors, une incessante bande-son viendra soutenir le propos, même si elle prend parfois le pas sur la diction des comédiens.
Côté visuel, on est d’emblée saisi par les inventions du Caliband Théâtre : les éléments déchaînés se manifestent sur un écran qui déverse des trombes d’eau, tandis qu’en ombre se dessinent le navire naufragé et l’agitation de l’équipage. Puis apparaît l’île, sous forme d’une construction de palettes qui peut évoluer et mettre sa force de suggestion au service des ambiances et des paysages souhaités. C’est une succession d’images, d’ambiances, de visions fragmentées que fait naître sous nos yeux Marie Mellier. Pour y parvenir, la mise en lumière par Éric Guilbaud est précieuse et cruciale. Dans sa finesse et sa nuance, elle vient en permanence redessiner l’espace scénique, projeter des ombres, nimber de pourpre les apparitions de l’esprit Ariel.
Ce n’est pas neutre, car le souffle de cette tempête vient aussi de cet Ariel-là, incarné par un Arnault Mougenot impérial. S’il assure à la fois le rôle d’Ariel, esprit torve et puissant, il donne corps et voix aux chansons imaginées par Shakespeare, mais jouées ici en live, dans un esprit de pur rock’n’roll. Une dégaine punk, une présence androgyne sublimée par une belle voix grave en font un personnage iconique de la fin des années 1970 qui lorgne du côté de David Bowie, Nick Cave ou Iggy Pop.
Donnée pour la première fois au Rive Gauche, cette Tempête dispose désormais de solides points d’amarrage pour avancer et encore affiner le propos. Par exemple, en accentuant chez Prospéro un ton d’étrangeté inquiétante, ou en affirmant sa dualité de mage aux sombres manigances toutefois assez éclairé pour laisser de côté rancœur et vengeance. Comme tous les grands vainqueurs.
Bruno Lafosse