L’armée française inconsciente des enjeux stratégiques des changements climatiques

 

Les impacts des changements climatiques pourraient être lourds de conséquences pour les militaires. Un rapport parlementaire liste les principaux enjeux et déplore l’absence quasi-totale de réflexion sur le sujet dans l’armée française.

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L'armée française inconsciente des enjeux stratégiques des changements climatiques
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« Les conséquences du changement climatique en matière de sécurité et de défense sont un enjeu fondamental, dont les pouvoirs publics doivent se saisir d’urgence ». Telle est la principale conclusion d’un rapport d’information parlementaire présenté mardi 28 février 2012 en commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale. Le document, se basant sur l’exemple des États-Unis qui ont fait du réchauffement climatique « un enjeu stratégique majeur », estime qu’envisager de cette manière le dérèglement climatique et ses impacts relève de la « responsabilité du politique« .

Le document de quelque 120 pages, titré « Impact du changement climatique en matière de sécurité et de défense : un enjeu dont il faut se saisir d’urgence », a été rédigé par les députés André Schneider (UMP, Aisne) et Philippe Tourtelier (SRC, Ille-et-Vilaine).

Apparition de tensions

En préambule, le document constate que le dérèglement climatique « est une réalité, constatée au travers de données globales (…) comme à un niveau plus régional« . Par ailleurs, « s’il existe actuellement des incertitudes et divergences entre scientifiques« , elles ne doivent pas justifier l’inaction, bien au contraire : les « conséquences potentielles sont telles qu’une analyse des impacts sécuritaires s’impose ».

Les auteurs jugent que « le changement climatique ne fait pas spécifiquement apparaître de nouveaux risques environnementaux ou sociaux, il les exacerbe et augmente leur probabilité d’occurrence ainsi que leur impact ». La première partie du rapport passe donc en revue les conséquences physiques, socio-politiques et régionales.

Le document en conclut que « la traduction [de ces conséquences] pourrait en être une intensification des conflits liés à l’utilisation foncière et le déclenchement de migrations de nature environnementale, ou encore l’apparition de conflits de type nouveau ».

Anticiper les impacts directs et indirects

Concrètement, les premiers impacts envisagés sont la modification des conditions d’emploi des équipements militaires et des hommes. Il convient donc d’envisager une révision des normes techniques applicables au matériel militaire, notamment en ce qui concerne les plages de température et d’humidité. Il faut par ailleurs reconsidérer les besoins de ravitaillement, notamment en eau. Enfin, un renforcement des protections, voire un déplacement, des bases navales contre les évènements extrêmes est évoqué.

En matière d’impacts directs, le rapport évoque trois aspects. La hausse du niveau des océans, même si les incertitudes rendent l’anticipation complexe, conditionne des effets « potentiellement considérables » pour les forces navales. La fonte de la calotte glaciaire arctique, qui permet d’envisager de nouvelles voies maritimes ou l’exploitation de ressources énergétiques jusqu’alors inaccessibles, n’a pour sa part pas de conséquences significatives pour la Marine française. Enfin, la recrudescence de catastrophes naturelles soulève de nouveaux enjeux de déploiement des militaires pour assurer l’évacuation des victimes, le rétablissement des infrastructures ou encore les premiers secours.

Au chapitre des impacts indirects, le rapport aborde les effets multiplicateurs, boomerang et d’incertitude qui pourront conduire à des conflits affectant les intérêts nationaux. Par effet multiplicateur, le rapport entend le fait que les tensions croissantes entraînent des besoins croissants en matière de défense, et tout particulièrement pour les forces navales. L’effet boomerang traduit les impacts négatifs associés à des mesures a priori positives. C’est tout particulièrement le cas du développement possible du nucléaire civil au nom de la lutte contre les émissions de CO2. « La dualité civilo-militaire de l’atome risque alors de conduire cette diversification énergétique à une prolifération nucléaire », rappelle les députés. Enfin, les effets d’incertitudes regroupent trois « éventuelles surprises stratégiques climatiques » : une augmentation nettement plus importante qu’envisagée aujourd’hui des événements extrêmes, une accélération brutale du réchauffement climatique et un renversement du climat en Europe, par altération de la circulation du Gulf Stream.

L’armée devra elle aussi s’adapter

Face à ses risques, le rapport appelle, sans grande surprise, à adapter les quatre fonctions de l’armée. Ainsi, la fonction de prévention des conflits bénéficierait d’une collaboration européenne renforcée entre les centres nationaux d’analyse stratégique interministériels et pluridisciplinaires. De même, la réduction des émissions de gaz à effets de serre est présentée comme un moyen de réduction des risques, non plus uniquement climatiques mais aussi militaires.

Concernant la fonction protection, les « menaces intentionnelles » vont s’intensifier juge les deux députés. Par ailleurs, face aux événements extrêmes, « il est clairement envisageable que les exigences de protection du territoire et de la population puissent augmenter de façon très marquée ». Le document préconise donc « un renforcement des capacités de surveillance des espaces nationaux dans le domaine du contrôle des flux migratoires », un aménagement du territoire limitant les effets des catastrophes et un renforcement des capacités d’intervention.

Par ailleurs, la fonction intervention « devrait être particulièrement sollicitée », notamment pour des opérations telles que « l’évacuation de ressortissants [,] des actions de rétorsion ponctuelles à la suite d’une action directe contre les intérêts [français]«  et des opérations de maintien de la paix. Ici, les évolutions les plus importantes concernent la Marine qui devra renforcer ses moyens d’intervention en autonomie.

Quant à la dissuasion, les parlementaires pointent un arbitrage délicat : la contrainte financière liée aux impacts des changements climatiques pèsera sur les budgets nationaux au moment même ou certains investissements de dissuasion pourraient apparaître…

L’avance des États-Unis et le retard français

Pour achever ce passage en revue des questions de défense soulevées par le dérèglement climatique, les députés pointent « les freins à la prise de conscience » et passent en revue des exemples étrangers. Ainsi, le climatoscepticisme et les incertitudes, tant sur l’évolution globale exacte que sur les variations régionales, sont les principaux freins avancés.

Du côté des bonnes pratiques, les États-Unis sont montrés en exemple. Les députés expliquent ainsi que le Pentagone juge maintenant que le changement climatique « jouera un rôle majeur dans l’avenir de l’environnement sécuritaire ». De même, ils rappellent qu’en 2003, Peter Schwartz, consultant de la CIA et ancien responsable de la prospective à la Royal Dutch Shell, avait rédigé un rapport pour la Défense recommandant de faire du dérèglement climatique un enjeu de sécurité nationale. Conséquence, les militaires et des think tanks américains réfléchissent aux nouvelles interventions liées aux changements climatiques et tout particulièrement à la problématique de la raréfaction des ressources en eau.

En Europe, le Royaume-Uni est celui qui « a parfaitement pris conscience » des problèmes potentiels et le gouvernement a clairement identifié trois enjeux : la sécurité alimentaire, énergétique et liée à l’eau. De plus, comme aux États-Unis, les prises de position officielles appelant à intégrer la question climatique dans les réflexions militaires se sont succédées, conduisant par exemple à « l’augmentation des moyens humains et financiers alloués par la politique extérieure de la Grande-Bretagne au secteur de l’eau et de l’assainissement » et à la création d’un conseil de sécurité nationale dédié aux risques émergents.

Quant au ministère de la Défense Français, « la première catégorie d’effets du changement climatique est la conséquence des mesures à prendre par anticipation dans le but de réduire les émissions des GES », déplore le rapport ajoutant qu’il « considère (…) que le changement climatique ne bouleversera pas sa stratégie ». Concrètement, le climat n’est perçu que comme « une variable supplémentaire sur laquelle pèse une incertitude que la science sera en mesure d’affiner progressivement ». Pire, il semble désemparé face à un problème qu’il se sent incapable d’appréhender, appelant donc au « développement d’outils de modélisation que seules des coopérations internationales (et prioritairement européennes) pourraient fournir ». Et d’enfoncer le clou : « dans le rapport « développement durable 2009 » du ministère de la Défense, seul un encadré aborde le thème des conséquences géostratégiques du changement climatique ».

Philippe Collet

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