Saint-Lô: un laboratoire de l’esthétique urbaine?

 

Saint- Lô : le laboratoire douloureux d’une nouvelle esthétique urbaine

 

Près de 70 ans après la tragédie de la Libération de 1944, la page de l’Après Guerre se tourne aujourd’hui doucement avec la prudence inquiète de ne rien arracher d’une époque épique qui le fit sans vergogne, avec la sagesse peut-être d’inventer un avenir plus intelligent, beaucoup moins orgueilleux dans ses buts collectifs, avec le concours des mémoires du Passé enfin apaisées dans des lieux où l’on puisse à nouveau contempler, méditer ou se recueillir…

 

La vie d’une génération. C’est peut-être le temps qu’il nous faut pour que se referment les blessures collectives les plus amères… 1685 : la façade à deux flèches qui donnait à l’église Notre-Dame de Saint-Lô des faux airs de cathédrale était inaugurée en tant que symbole de récupération de l’unité religieuse du pays dans une ville qui avait alors le souvenir d’avoir été ravagée pendant les Guerres de Religion, l’année de la révocation de l’édit de tolérance de Nantes obligeant les Protestants à fuir la France ou à se convertir au catholicisme…

 

On pensera ainsi à la célèbre injonction d’Albert Camus qui, en 1957,  recevant son prix Nobel de Littérature nous invitait à ne plus céder à la tentation de faire un monde nouveau pour plutôt nous mobiliser afin d’éviter que le monde qui existe déjà ne se défasse : cette réflexion  va parfaitement pour Saint-Lô, cette ville du bocage normand détruite à plus 90% dans les bombardements de 1944 avec ses centaines de soldats morts, un millier de victimes civiles et une population survivante  de réfugiés, sinistrés et traumatisés par le passage de l’Histoire avec une grande hache au beau milieu du quotidien banal d’une petite ville qui n’avait rien demandé.

 

1957 : c’est aussi l’année du choix toujours contestable fait par un jeune architecte talentueux des Monuments Historiques, Yves-Marie Froidevaux, de priver les Saint-lois de la reconstruction à l’identique de la façade de l’église Notre-Dame qui faisait avant-guerre la fierté de la ville et qui lui donnait son identité visuelle, un célèbre paysage de Corot en témoigne encore au Louvre à Paris. C’est le choix d’enfermer l’identité de la ville dans son martyre de 1944, d’en faire un Ouradour de la Liberté au même moment où la Reconstruction de la ville, pilotée depuis Paris, échappait également aux autorités municipales surtout préoccupées, à juste titre, par les urgences de la vie précaire dans un camp de toiles ou de baraquements…

 

Et c’est ainsi que la ville que le poète Jean Follain ne voulait plus voir prit son nouveau visage :

–         La densité perdue d’une haute-ville médiévale (l’Enclos) remplacée par une citadelle administrative et préfectorale morne et vide s’animant seulement les jours de manifestation,  l’architecte urbaniste de la Reconstruction ayant pris au pied de la lettre l’histoire et la géographie du site saint-lois

–         La densité perdue d’une capitale du pays bocain diluée dans la verdure de cités jardins à tel point que l’essentiel de la vie quotidienne saint-loise se fait aujourd’hui, à l’américaine,  c’est à dire sur la route, dans un dialogue périphérique entre zones pavillonnaires, zones commerciales et zones industrielles qui ignore le centre ville des années 1950.

–         La densité perdue de l’histoire et de la mémoire de toute une ville refondée de façon autoritaire sur sa table rase: 1944  année zéro. Début de la Mémoire et fin de l’Amnésie qui président encore aujourd’hui à toutes les tentatives plus ou moins adroites de bricoler des identités de substitution pour promouvoir, malgré tout, une image plus belle et plus attractive que celle de « capitale des ruines ». La ville qui a pour emblème une licorne a tout misé, ou presque, sur le cheval pour mieux galoper loin du problème essentiel : un passé qui ne passe pas.

 

Mais Saint-Lô c’est aussi et surtout :

 

–         Les Saint-lois, une population plutôt jeune et créative : lorsqu’on ne peut pas évoquer la ville avec enthousiasme, on parle plutôt de ses habitants et de ce qu’ils font. Par définition, l’esprit de clocher à Saint-Lô a disparu : la mélancolie bouillonnante de la scène rock locale l’a remplacé. L’esprit pionnier et coopératif forgé dans la solidarité des camps de baraques a été transmis aux jeunes générations.

–         Un tissu local industriel très dynamique notamment dans le secteur agro-alimentaire

–         Une architecture des années 1950 qui ne manque pas d’intérêt

 

Cependant, depuis dix ans, notamment grâce à l’initiative de l’association « Saint-Lô retrouvé »,  la réconciliation des habitants avec la forme actuelle de leur ville est en marche avec le concours des technologies informatiques : la restitution virtuelle en trois dimensions de l’urbanisme de l’Avant-guerre à partir de la numérisation de cartes postales ou des relevés des façades disparues faits par les architectes en charge de l’indemnisation des dommages de guerre a été un choc pour les anciens qui gardent la mémoire d’avant 1944 et une source de curiosité pour les jeunes générations qui ne connaissaient que le béton des années 1950- 1960…  Ce travail indispensable de restitution visuelle se poursuit aujourd’hui avec toute la précision scrupuleuse nécessaire avec la recherche de Marie-Pierre Besnard de l’université de Caen sur le principal fantôme qui hante la mémoire urbaine saint-loise : l’église Notre Dame dont l’ensemble des aspects intérieurs et extérieurs avec sa façade doivent faire l’objet d’un restitution virtuelle qui sera présentée à terme sur une borne à écran tactile à l’intérieur de l’édifice…

Pour apprécier le travail réalisé par Marie-Pierre Besnard:

 http://notre-dame-retrouvee.fr/

 

Mais tout le problème est là : du fantôme de façade peint restitué un temps en 1993 par le peintre Dufour-Coppolani aux fantômes numériques proposés sur DVD ou sur l’Internet, la mémoire de la ville d’avant 1944 hante plus que jamais les esprits.

 

En 2003, après le choc d’une première découverte de la ville, je prenais l’initiative d’animer un blog posant la question qui n’a toujours pas de réponse : doit-on reconstruire à l’identique la façade de l’église Notre Dame, le symbole visuel de la ville, le dernier témoin survivant dans le centre ville de toute l’histoire urbaine, pour en faire non plus un monument de douleur mais un monument de paix et de réconciliation à l’instar de ce qui a été fait à Dresde depuis 2004 avec la reconstruction à l’identique d’une autre église Notre-Dame.

 

Ce blog a eu le mérite de créer le débat et de permettre à certains grands témoins de la mémoire saint-loise de s’exprimer : Mgr Bernard Jacqueline qui nous a quitté avec la colère jamais éteinte d’avoir été le témoin du massacre archéologique opéré pour la mise en œuvre difficile de la belle idée d’un jeune architecte ou la fille d’André Hilt qui défendit avec passion l’œuvre de son père, le premier architecte urbaniste de la Reconstruction. De nombreux Saint-lois se sont exprimés aussi manifestant leur désir qu’un jour la façade puisse être restituée permettant, à la fois, l’apaisement des fantômes du passé et la reconnaissance de la ville d’aujourd’hui à partir d’un élan collectif qui pouvait prendre une ampleur internationale en raison des amitiés et des réconciliations entre peuples célébrées sur le sol normand depuis 1944.

 

Pour ce projet peut-être trop ambitieux pour une petite ville, j’avais même reçu les encouragements d’Ingolf Rossberg, le maire de Dresde d’alors dans une lettre dont j’avais transmis l’original à François Digard, le toujours maire de St. Lô qui trancha net et par la négative cette question qui mériterait l’organisation d’un référendum local.

 

J’avais rencontré aussi le peintre Dufour-Coppolani désormais en charge de l’excellente initiative de colorisation des façades en béton du centre ville et il avait eu une belle image qui résume bien le problème saint-lois :

« Il y a des villes construites au bord de la mer, sur les rives d’un fleuve ou d’un lac, au milieu d’une plaine ou au pied d’une montagne. Saint-Lô est construite au bord de la Guerre. Il faut l’assumer… »

 


L’artiste peintre Bruno Dufour-Coppolani en charge de rehausser de couleurs, le béton gris des années 1950…

Assumons en effet la ville telle qu’elle est : la valorisation de l’architecture des années 1950 quand elle est de qualité peut même faire l’objet d’une reconnaissance de l’UNESCO, comme au Havre. La reconstruction de Saint-Lô, quant à elle, fut un remarquable laboratoire d’innovations architecturales et urbaines, un atelier à ciel ouvert pour l’expérimentation de jeunes architectes sans que la population des sinistrés saint-lois d’alors n’ait pu vraiment avoir voix au chapitre : comment s’approprier une ville qui n’a pas été faite avec la population ? Les Saint-lois ont eu longtemps le sentiment que leur ville leur a été volée, détruite deux fois tant par les bombes de la guerre que par les architectes de l’après-guerre.

 

La réflexion en cours pour valoriser le centre ville des années 1950 doit se poursuivre en évitant de reproduire la même erreur. La concertation a eu lieu sur la question de la colorisation et elle devra se poursuivre lorsqu’il faudra immanquablement se confronter à la valorisation des édifices monumentaux qui donnent une signification à la ville. Ainsi, la « tour des pompiers » de l’hôtel de ville pouvant être transformée en horloge carillonnée pour donner enfin une âme à la place Charles De Gaulle ; la reconfiguration en cours de la place du Champ de Mars autour du centre culturel dont les collections fort riches mériterait d’être présentées dans un bâtiment d’architecture contemporaine dont l’audace et la qualité pourrait changer l’image même de la ville ; la mise en lumière colorée du campanile de l’église Sainte Croix et bien sûr, la question de la façade de l’église Notre-Dame…

 

Reconstruire ou non ? Il faudra que les Saint-lois eux-mêmes en décident par voie référendaire: flâner en compagnie de fantômes numériques ne suffit pas et l’actuel parvis de l’église, un prosaïque parking qui renvoie le centre ville de la « cité préfectorale » à des fonctions strictement utilitaires, n’honore pas l’histoire et la mémoire de la ville. Si la façade doit rester en l’état, je fais la proposition suivante :

 

Qu’un mémorial des noms des victimes civiles mêlés à la poésie viscérale, magnifique, de Jean Follain puisse enfin paver cette place qui pourrait prendre la forme de l’ombre portée au sol des deux flèches disparues…

 

Florestan, Hudimesnil, le 3 août 2012

Les Normandires de l’Etoile

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