Les maladies professionnelles dans l’angle mort de la médecine

Le travail dans tous ses états

http://www.humanite.fr/social-eco/les-maladies-professionnelles-dans-l%E2%80%99angle-mort-de-la-medecine-481716

Parmi les facteurs de sous-déclaration des maladies du travail, le manque de formation des médecins joue un rôle important. La santé au travail étant très peu abordée au cours des études, la plupart méconnaissent les enjeux de la déclaration et sa procédure complexe.

De rapport en rapport, tous les trois ans, l’évaluation du coût pour l’assurance maladie des soins et prestations qui auraient dû être pris en charge par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale ne cesse d’enfler. La dernière estimation, fournie cet été par le rapport Diricq, et basée sur des données partielles, indique que la sous-déclaration des accidents et maladies du travail représente entre 587 millions et 1,1 milliard d’euros, qui pèsent sur la collectivité au lieu d’être assumés par les responsables. La branche maladie est en effet financée par les cotisations sociales et par l’impôt, alors que la branche AT-MP l’est par les entreprises uniquement. Le glissement financier déresponsabilise les employeurs, au lieu de les inciter à la prévention. Et prive les malades d’une indemnisation en général meilleure en AT-MP qu’en maladie.

Au fil des rapports, les causes pointées sont les mêmes: camouflage des accidents du travail par certains employeurs, ignorance de la victime du lien possible entre son affection et le travail, ignorance de ses droits, découragement devant une procédure complexe, crainte pour l’emploi. Mais, cette année, le rapport Diricq insiste sur le troisième facteur explicatif, « l’absence de formation et d’information adéquate des médecins », leur « difficulté à faire le lien entre la pathologie et le travail ». Dans la procédure de déclaration, le médecin doit jouer un rôle clé puisque, face au malade, il peut alerter sur l’origine professionnelle possible. C’est lui en tout cas, qui rédige le « certificat médical initial », pierre angulaire du dossier de déclaration à la Sécurité sociale. Or, cette préoccupation est rarement présente chez les médecins, du fait d’une formation initiale qui fait quasiment l’impasse sur la santé au travail. « Sur les six premières années de médecine, seules neuf heures sont consacrées en moyenne à médecine et santé au travail », déplorait ainsi un rapport de 2010 (1), qui soulignait que, parmi les spécialités, la médecine du travail figure en dernière place dans les choix des étudiants. « Les six premières années d’études sont entièrement dédiées à l’apprentissage du diagnostic et de son enchaînement avec un traitement, il n’y est pas question de prévention », déplorait le rapport.

« Très franchement, j’ai l’impression que la question des maladies professionnelles n’a jamais été abordée au cours de mes études, confirme Samuel Chartier, médecin généraliste à Paris. Bien sûr, on connaît certaines maladies professionnelles, comme le mésothéliome, dû à l’amiante, ou certaines leucémies. Mais on ne nous a pas appris cette démarche de se poser la question, face à un malade, de l’origine professionnelle de la maladie et de notre rôle quant à la déclarer comme telle ni comment, ni à qui. » En dix ans d’activité, ce généraliste n’a jamais rédigé de certificat médical initial. « On ne peut pas demander aux généralistes d’être experts, mais au moins d’acquérir quelques réflexes, explique le docteur Pierre Verger, directeur du Siste-Paca, un organisme qui cherche à sensibiliser les médecins (voir page suivante). Face à un cancer de l’ethmoïde (os du nez – NDLR), il n’est pas dur de voir si le patient est un menuisier exposé aux poussières de bois. Les généralistes manquent de connaissances. De plus, ils travaillent sous pression, enchaînent les consultations. Ils ont besoin d’outils pour faciliter la recherche. » Quitte à renvoyer ensuite le patient vers une « consultation de pathologie professionnelle », en hôpital, où le parcours professionnel sera passé au peigne fin. Autre frein à la déclaration, la crainte des conséquences sur l’emploi du malade, licenciable si l’inaptitude au poste est constatée. « Il y a un dilemme entre cette crainte et le risque d’aggravation de la maladie si la personne reste à son poste de travail », souligne Pierre Verger. Enfin, le médecin du travail, dont l’indépendance par rapport à l’employeur est relative, est souvent réticent par crainte pour son propre emploi…

Anne-Claire Brisacier, médecin en santé publique, a soutenu en 2008 une thèse sur « la contribution des médecins à la déclaration des cancers professionnels », à partir d’un stage au Giscop 93, le réseau de surveillance des cancers professionnels en Seine-Saint-Denis, dirigé par la sociologue Annie Thébaud-Mony. En interrogeant des médecins, spécialistes et généralistes, elle a constaté que la plupart du temps, « dès que le patient fume, la recherche des causes s’arrête là. Dans la formation médicale, tout ce qui relève du comportement individuel, alcool et tabac, est privilégié au détriment du travail et de l’environnement ». De plus, même si le médecin pose l’hypothèse d’une cause professionnelle, la recherche d’une exposition à un cancérogène dans la carrière du malade reste complexe, coûteuse en temps. La réticence est encore renforcée par le fait que beaucoup de médecins croient devoir certifier le lien entre maladie et travail, alors que leur rôle est seulement d’attester d’une maladie qui, si elle figure dans l’un des 112 tableaux de maladies professionnelles, et si le patient remplit les critères, pourra être reconnue selon le « principe d’imputabilité », après enquête de la Sécurité sociale. « Le généraliste renvoie la balle vers le spécialiste, qui la renvoie vers le médecin du travail, alors que celui-ci n’est souvent plus en contact avec le malade », souligne Anne-Claire Brisacier.

Si la faiblesse de la formation des médecins est soulignée depuis des années, le rapport Diricq constate une inertie en la matière, qu’il attribue à l’« autonomie des universités », qui ne donne pas pouvoir aux ministères de la Santé et de l’Enseignement supérieur « d’imposer des volumes horaires ni des modalités pédagogiques précises ». Le premier plan santé au travail (2005-2009) prévoyait des formations dans le cursus universitaire des médecins, mais elles n’ont pas été instaurées.

 

(1) « La santé au travail, vision nouvelle et professions d’avenir », rapport de Christian Dellacherie, Paul Frimat et Gilles Leclercq, avril 2010.

Repères

La reconnaissance par la Sécurité sociale d’une maladie professionnelle donne droit à une prise en charge des soins à 100 % et à une rente en cas d’incapacité, et ouvre la possibilité d’attaquer l’employeur pour « faute inexcusable ».

Pour être reconnue, la victime doit entrer dans les critères limitatifs d’un des 112 « tableaux » de maladies professionnelles: affection, délai de déclaration, travail effectué.

Un médecin doit rédiger un « certificat médical initial », mais c’est ensuite au malade de faire la déclaration auprès de la Sécurité sociale, qui mène une enquête pour reconnaître ou non la maladie comme professionnelle. Il existe aussi un système de déclaration « hors tableaux », mais la victime doit constituer un dossier à l’appui de sa demande.

Fanny Doumayrou

 

Posts created 1543

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut