Le dossier noir des boues rouges de Gardanne

LE MONDE | Par Martine Valo

A Gardanne (Bouches-du-Rhône), les résidus de bauxite ont produit des boues rouges.

Poussière rouge de bauxite, poussière blanche d’alumine : à Gardanne, dans les Bouches-du-Rhône, l’histoire industrielle nimbe la ville. Réverbères, panneaux de signalisation, murs, tout y est patiné à l’ocre rouge. L’usine Alteo se dresse ostensiblement au bout de la rue principale. Depuis que le groupe Pechiney s’est établi là en 1893 pour produire de l’aluminium, elle a toujours fait travailler les ouvriers de ce coin de Provence, au gré des propriétaires. En retour, l’État s’est employé avec constance à ne pas trop lui compliquer la tâche.

Quand il est apparu impossible de continuer à stocker des monceaux de résidus de bauxite sur plusieurs terrains alentour, une solution s’est vite imposée : pourquoi ne pas balayer tout cela discrètement au fond de la Méditerranée ? C’était en 1966.

Quelques dizaines de millions de tonnes de boues rouges plus tard, la grosse canalisation court toujours sur 47 kilomètres, le long de la route jusqu’au rivage de Cassis, avant de s’enfoncer sous la surface jusqu’au canyon sous-marin de Cassidaigne à 7,7 km de là, par 320 mètres de fond. Vingt millions de tonnes de sédiments se sont accumulées au cœur du parc national des Calanques, sans compter tout ce qui a débordé et s’étale en couche plus ou moins épaisse du golfe de Fos à la rade de Toulon. Et le robinet n’est pas prêt d’être fermé.

Alteo a déposé en mai une demande de renouvellement de la concession d’occupation du domaine public maritime pour trente ans. L’avis que la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) a rendu public le 12 août laisse présager une réponse positive.

DES FILTRES-PRESSES POUR 30 MILLIONS D’EUROS

On peut s’en étonner, car la communication d’Alteo – premier producteur au monde d’alumines de spécialité, entrant dans la composition de céramiques pour l’électronique et d’écrans à cristaux liquides entre autres – repose actuellement sur un objectif de « zéro déchet » en mer après 2015. En réalité, si l’usine s’apprête à cesser de se débarrasser de ses boues rouges dans la Méditerranée – hormis un résidu de 84 tonnes par an, très loin du million de tonnes des années 1970 –, elle veut en revanche continuer à y déverser ses effluents liquides chargés en soude et en métaux dissous.

Comme la France a ratifié la Convention de Barcelone pour la protection de la Méditerranée de 1976, il n’est plus possible de renvoyer le problème aux calendes grecques. Alteo est donc en train de s’équiper de trois filtres-presses permettant de déshydrater les boues rouges. Un investissement de 30 millions d’euros financé pour moitié par des subventions de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse. L’idée est de valoriser la matière sèche sous le nom commercial de Bauxaline sur le créneau de la dépollution, mais le marché ne décolle guère.

« Nous avons étudié plusieurs possibilités : évaporation, lagunage, rejet dans d’anciennes mines, en rivière, mais dans ce cas la moindre défaillance de station d’épuration se remarque tout de suite par la coloration rouge. Et puis, pour la mer, nous avions déjà la conduite, résume Eric Duchenne, directeur des opérations chez Alteo. C’est la meilleure solution. »

QUAND ON PARLE DE L’USINE, ON PARLE À VOIX BASSE

L’argumentaire a convaincu la Dreal qui recommande de lui accorder la dérogation nécessaire pour rejeter dans l’environnement des liquides au pH trop élevé et dont les taux en aluminium, en arsenic et en fer dépassent les seuils légaux. La seule véritable critique de l’administration concerne les poussières générées par le site de stockage de Mange-Garri, à Bouc-Bel-Air, à deux pas de Gardanne, où fonctionneront deux des filtres-presses.

Là, derrière la colline boisée qui jouxte la propriété de la famille Ontato, une vaste clairière, rouge et nue, évoque immanquablement un paysage martien. A chaque coup de vent, une couche de particules ocre vient tout recouvrir chez eux. Le couple envisage de se lancer dans une procédure judiciaire. Tous deux se demandent si ce ne sont pas ces poussières qui auraient brûlé les pattes de leur chien. Voilà cinquante ans que ça dure.

Un suivi sanitaire du milieu marin a lieu tous les cinq ans, les conclusions présentées par l’exploitant sont toujours rassurantes. Certes, les poissons de la zone concernée contiennent du mercure et de l’arsenic, mais ils sont loin d’être les seuls par ici. A Cassis, les pêcheurs refusent de parler des campagnes de capture auxquelles ils participent. « Ce n’est pas contre les journalistes, c’est juste pour éviter les ennuis », coupe l’un d’eux. A Gardanne, quand on parle de l’usine, on parle à voix basse.

« ARRÊTONS DE PARLER D’UN PASSÉ QUASIMENT RÉGLÉ ! »

Il y a bien cet ingénieur de recherche de l’université de Toulon, Olivier Dubuquoy, qui a travaillé avec la députée européenne écologiste Michèle Rivasi et qui dénonce « le principe du pollueur-payé ». Mais il n’est guère suivi bien qu’il alerte sur la « bombe à retardement » dormant dans la mer. Actuellement, la faune qui vit sur le fond a totalement déserté l’entrée du canyon de Cassidaigne, trop propice aux avalanches de boues rouges. « Que se passera-t-il si le plancton revient après 2015 sur les sédiments où se sont accumulés les métaux ? », s’interroge-t-il.

« Arrêtons de parler d’un passé quasiment réglé !, s’agace pour sa part François-Michel Lambert, député Europe Écologie-Les Verts de la circonscription. Depuis la reprise de l’usine par Alteo, le changement d’attitude des responsables est remarquable. J’avais dit que si rien n’était fait, je fermerais l’usine symboliquement au 1er janvier 2016. » Il soutient à fond ce dossier comme le modèle même de ce que promeut l’Institut de l’économie circulaire, dont il est le président. Une illustration potentiellement parfaite. A condition qu’Alteo trouve des débouchés pour sa Bauxaline. A condition aussi que les effluents ne se révèlent pas plus dangereux que prévu.

Cette question inquiète Yves Lancelot, ancien dirigeant du Centre d’océanologie de Marseille. En 1993, ce directeur de recherche au CNRS avait montré, en laboratoire, l’impact néfaste des métaux dissous dans les résidus de bauxite sur la reproduction de plusieurs espèces d’oursins et d’huîtres. Il concluait alors au manque de données qui permettraient « d’évaluer comment se manifestent les effets nocifs des éléments toxiques des boues rouges dans le temps et dans l’espace ».

 

 

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