Au Québec, la baleine blanche fait barrage à l’or noir

LE MONDE | | Par Anne Pélouas (Montréal, correspondance) et Martine Jacot

 
Un béluga dans la baie de Chevery, dans le golfe du Saint-Laurent, au large des côtes canadiennes.

Le petit port de Cacouna a provisoirement retrouvé sa tranquillité, tout comme les bélugas qui viennent batifoler jusqu’à fin octobre près du village sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent. A 200 kilomètres en aval de Québec, la bourgade aux grandes villas, qui connut son heure de gloire à la fin du XIXe siècle comme station balnéaire de la haute bourgeoisie nord-américaine, est bien paisible sous les couleurs de l’été indien.

Ce bourg de 2 000 âmes est pourtant au centre d’une polémique opposant l’industrie des sables bitumineux aux défenseurs de l’environnement et à un mouvement citoyen qui prend de l’ampleur au Québec.

Les premiers cherchent à ouvrir une nouvelle brèche pour l’exportation du pétrole de l’Ouest canadien vers l’Atlantique, au grand dam de ceux qui ne veulent pas voir le fleuve Saint-Laurent devenir une « autoroute pétrolière », avec risques de marée noire et de perturbation d’écosystèmes aussi riches que fragiles. En ligne de mire, le sort incertain d’une colonie de bélugas, espèce protégée car en voie de disparition.

Les rivages de Cacouna, particulièrement prisés par ces petites baleines blanches pour mettre bas, doivent accueillir une partie des infrastructures d’un méga-projet, baptisé Energie Est. Le géant canadien de la distribution d’hydrocarbures TransCanada veut construire, au large du port existant, des quais pouvant accueillir jusqu’à cinq pétroliers géants par semaine. Le futur terminal pétrolier serait relié aux gisements de sables bitumineux de l’Alberta, dans l’Ouest, par un super-oléoduc de 4 600 kilomètres capable d’acheminer 1,1 million de barils par jour – un débit record. Les travaux devraient débuter en 2016 et les premiers pétroliers accoster en 2018.

« C’EST UN CRIME CONTRE LA BIODIVERSITÉ »

La zone marine où ils transiteraient près de Cacouna est « au centre de cinq aires protégées, dont un parc marin, deux réserves nationales de faune et un marais », se désole Yvan Roy, un habitant du village. « On est au cœur de l’habitat du béluga, une espèce qui ne compte plus ici que 880 individus, ajoute Christian Simard, directeur de l’ONG Nature Québec. C’est un crime contre la biodiversité. »

Redoutant des fuites, voire des marées noires, les protestataires ont lancé une campagne sur le thème « Coule pas chez nous ! ». Elle a pris de l’ampleur, à coups de pétition (35 000 signatures) et de manifestations, lorsque TransCanada a effectué, début septembre, des forages exploratoires et des sondages sismiques aux abords de Cacouna. Des associations de défense de l’environnement – dont Nature Québec, la Fondation David Suzuki et Greenpeace – ont obtenu de la cour supérieure du Québec, le 23 septembre, la suspension des travaux jusqu’au 15 octobre, date aux alentours de laquelle les bélugas quittent habituellement leur « pouponnière » de Cacouna. Jeudi 16 octobre, TransCanada n’a toutefois pas pu reprendre ses travaux : le ministère québécois de l’environnement a jugé « insuffisantes » ses propositions pour atténuer le bruit subaquatique des sondages et réduire les impacts sur les bélugas.

Que pèsera le sort des baleines blanches, mais aussi des rorquals et des phoques qui fréquentent les mêmes eaux, face aux intérêts économiques en jeu ? Tout d’abord ceux du gouvernement canadien qui souhaite tripler, d’ici à 2030, la production des sables bitumineux de l’Ouest dont les réserves sont estimées à 169 milliards de barils.

LA CATASTROPHE DE JUILLET 2013 A TRAUMATISÉ LES ESPRITS

Le problème tient à l’acheminement de ce pétrole en vue de son exportation. Vers le sud, l’horizon est bloqué. Le président Barack Obama s’oppose à la construction de l’oléoduc Keystone XL, autre méga-projet de TransCanada conçu pour acheminer 830 000 barils par jour de l’Alberta jusqu’aux raffineries du Texas et du golfe du Mexique. Vers l’ouest, le projet d’oléoduc de l’entreprise canadienne concurrente Enbridge, Northern Gateway (avec 525 000 barils quotidiens) destiné à desservir les marchés asiatiques, dont la Chine, se heurte à de fortes résistances en Colombie-Britannique.

Dans l’est du pays, l’option du rail constitue une solution provisoire. Mais l’explosion d’un convoi de wagons transportant du pétrole à Lac-Mégantic (Québec), catastrophe qui a tué 47 personnes en juillet 2013, a traumatisé les esprits. D’où la mise sur pied du projet Energie Est de TransCanada, évalué à 12 milliards de dollars canadiens (8,3 milliards d’euros) : il pourra, s’il voit le jour, desservir les marchés d’Europe et de l’Est américain, à partir de Cacouna et de Saint-Jean, dans le Nouveau-Brunswick, plus au sud, où l’oléoduc terminerait sa route.

Le gouvernement du Québec, quant à lui, est soucieux de prospérité, alors que le taux de chômage de la province (7,6 % en septembre) est plus élevé que la moyenne canadienne. Après le jugement sur les forages à Cacouna, le premier ministre Philippe Couillard (libéral) a prévenu : « Il ne faut pas opposer environnement et développement économique. » Premiers concernés, les habitants sont partagés entre menaces pour l’environnement et perspective d’emplois. « Contrairement aux risques pour le béluga, c’est la seule chose que l’entreprise ne minimise pas », note Yvan Roy, un brin amer. Même les Malécites de Viger, petite nation amérindienne de la région dont les terres ancestrales sont sur le tracé de l’oléoduc, songent à négocier financièrement leur approbation du projet.

 

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