Climat : les marchands de doute exigent des certitudes

 

Historienne des sciences et professeur à l’université de San Diego en Californie, Naomi Oreskes décrit, dans une enquête fascinante, comment l’incertitude propre à la recherche scientifique a été instrumentalisée par les climato-sceptiques.

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« Imaginez un gigantesque banquet. Des centaines de millions de personnes sont attablées. Elles boivent et mangent à satiété – savourant une nourriture meilleure et plus abondante qu’aux plus fines tables de l’Athènes ou de la Rome antiques, meilleure même que celle qu’on servait dans les palais de l’Europe médiévale. Un jour, apparaît un homme vêtu d’une veste blanche. Il dit qu’il apporte la note. Évidemment, les convives sont surpris. Certains nient qu’il s’agit de leur note. D’autres contestent qu’il y ait une note. D’autres encore prétendent qu’ils n’ont rien mangé. Un des convives suggère que l’homme n’est pas, en vérité, un serveur, qu’il cherche seulement à attirer l’attention sur lui ou à récupérer de l’argent pour ses propres affaires. Finalement, le groupe conclut que si on l’ignore, il s’en ira« , écrit Naomi Oreskes dans « Les Marchands de doute ».

Voilà où nous en sommes sur le changement climatique. Aujourd’hui, la société industrielle se voit présenter la note. Et cherche à éviter de payer la facture, en y opposant une fin de non recevoir. Les États-Unis sont un cas d’école de cette dérobade. Pour ce faire, ils se sont appuyés sur le doute inhérent à la science. Le serveur qui vient présenter la note ne serait pas un serveur. La facture serait falsifiée, au nom d’intérêts particuliers. Le GIEC serait un lobby. Malgré les recoupements de milliers de données qui ont permis aux scientifiques de cette autorité mondiale sur le climat de parvenir, au terme du quatrième Rapport d’évaluation (2007), à l’affirmation que le changement climatique est « sans équivoque », beaucoup d’Américains demeurent sceptiques. Pourquoi ?

L’incertitude instrumentalisée

Contrairement aux idées reçues, la science ne délivre pas de certitudes, analyse Naomi Oreskes. Et une poignée de « faucons » ont réussi à exploiter ce doute inhérent à la connaissance scientifique qu’ils parviennent à dévoyer en scepticisme. Parmi eux, les physiciens Frederick Seitz, Fred Singer, William Nieremberg et Robert Jastrow sont ces « marchands de doute », qui ont consacré leur vie à instrumentaliser l’incertitude sur les impacts à long terme des activités des sociétés industrielles. Ils se joignent à des think tanks financés par l’industrie du tabac et du pétrole. On les retrouve aussi bien dans la défense des armements nucléaires qu’au service de l’industrie du tabac, dans le déni des pluies acides, puis dans une offensive visant à saper les résultats des recherches sur la couche d’ozone. Ces personnages cristallisent une époque marquée par la Guerre froide, la peur du communisme, puis, après la chute du mur de Berlin, par la défense libertarienne de la dérégulation des années Reagan et Bush. Cette époque coïncide avec l’accélération de la crise environnementale, qui entre dans le champ politique. Et qui pose la question des limites de certaines formes de liberté, comme la liberté de polluer.

Dès les années 60, les scientifiques américains commencent à avertir les dirigeants du pays sur la dérive de l’effet de serre. En 1977, un panel scientifique prestigieux sollicité par le Département américain de l’énergie, le comité Jason, élabore un modèle climatique qui montre qu’un doublement de la concentration atmosphérique du dioxyde de carbone par rapport à sa valeur préindustrielle provoquerait une augmentation moyenne de la température de surface de 2,4°C. Une évaluation de l’étude des Jason, le rapport Charney, commandée par le président Carter, confirme ces résultats en 1979. Certains, comme le président des États-Unis Lyndon Johnson, entendent le message. Malgré ces alertes précoces, les États-Unis s’avèrent incapables d’engager des mesures.

Une guerre des mondes

Le politique a besoin de savoir à quelle échelle de temps il faut agir. C’est là que les choses se compliquent. L’administration Carter sollicite l’Académie des sciences afin d’obtenir l’estimation des échéances de changements mesurables et de l’origine anthropique des phénomènes relevés. Un comité pour l’évaluation du dioxyde de carbone se met en place en 1980, présidé par William Nieremberg, qui cherche à contrebalancer les recherches du comité Charney et met l’accent, dans les chapitres rédigés par des économistes tels que William Nordhaus, sur « l’incertitude énorme » au-delà de 2000 sur les impacts sociaux et économiques des émissions futures. Les économistes en question supposent que les changements annoncés sont si lointains qu’on peut les ignorer. Malgré les critiques suscitées par ce rapport, il fut utilisé par la Maison Blanche pour contrecarrer le travail de l’Agence de protection de l’environnement (EPA). Le rapport Nieremberg avait procuré à l’administration ce qu’elle voulait entendre.

L’argument de l’activité solaire est brandi par l’Institut Marshall, qui n’a que faire de la réfutation que le GIEC lui oppose dès 1990. Créé par Robert Jastrow dans le contexte de la Guerre froide pour défendre l’initiative de défense stratégique, l’Institut Marshall s’emploie, à partir des années 80, à mettre en cause la réalité de la déplétion de la couche d’ozone et à cibler le modélisateur du climat James Hansen et les « alarmistes » environnementaux. L’offensive des climatosceptiques s’intensifie dès lors que des scientifiques tels que Benjamin Santer, coordinateur d’un chapitre du deuxième rapport d’évaluation du GIEC en 1994, s’attèlent à prouver que les activités humaines sont la cause du changement climatique. Benjamin Santer est accusé de fraude par Fred Singer et Fred Seitz, qui n’ont pourtant pas de légitimité particulière en matière climatologique, mais suscitent l’attention de l’administration Bush et des publications dans le Wall Street Journal.

L’histoire du négationnisme environnemental semble sans fin. Elle s’enracine dans ce que Naomi Oreskes désigne comme le fondamentalisme du marché : pointer les dérives environnementales, c’est interroger les limites du modèle du laisser faire libéral. Comme le souligne Bruno Latour dans l’ouvrage Controverses climatiques, sciences et politiques, paru aux Presses de Sciences Po, il s’agit d’une « guerre des mondes ».

Agnès Sinaï © Tous droits réservés Actu-Environnement

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