Harfleur

HARFLEUR

Cette ville si célèbre est de la haute antiquité et on ne trouve nulle part des connaissances ou même des conjectures sur son origine. J’ai souvent cherché à y découvrir quelque monument semblable à ceux qu’on trouve dans plusieurs villes de Gaules (1), et je n’ai rien trouvé de mémorable que cette chaussée pavées de pierres et bordée d’arbres des deux côtés, qui conduit, l’espace (2) de plus de quatre lieues, d’Harfleur à Lillebonne. On l’appelle la chaussée de César, et il est certain qu’une communication de cette dépense ne pouvait être faite que pour deux villes également célèbres. Il ne paraît point qu’il n’y ait eu de château fort à la villes d’Harfleur. Du reste elle était suffisamment défendue, puisqu’elle avait des fortifications très régulières et quelle était environnée de plusieurs châteaux de guerre, comme ceux du petit Leure, celui d’Orcher, celui de Graville, celui de Frileuse, ECT. Mais je ne sais si la proximité de tous ces châteaux n’était pas plus nuisible à Harfleur que profitable.

Cette ville a soutenu plusieurs sièges mémorables. Henry V, roi d’Angleterre, assiégea Harfleur l’an 1415 (3) et ne la prit qu’après une vigoureuse résistance. Il en fit sortir huit mille personnes, le bâton blanc (4) à la main, et la repeupla entièrement d’anglais. L’an 1435,les habitants du pays de Caux la reprirent d’assaut sur ceux-ci, et, l’an 1440, les Anglais la rassiégèrent : elle leur résista durant quatre mois avant de capituler (5) ; et enfin le roi Charles VII la reprit, l’an 1450 (6). On y a entretenu pendant plusieurs siècles des galères qui ont toujours fait l’honneur des combats où elles se sont trouvées. Il y avait dans ce port deux grands bassins pour les vaisseaux, vingt belles tours, outre les portes, les bastions et le fossé, qui passait pour être un des plus beaux qu’on eût en France. L’église paroissiale, sous le nom de Saint-Martin, est d’un gothique très délicat, mais elle n’est pas achevée et ne le sera jamais. La tour soutient une flèche de pierre très haute et très bien proportionnée, qui se présente sur la mer avec beaucoup de grâce et qui semble suivre les vaisseaux qui naviguent dans le canal. Mais cette ville est entourée de montagnes qui la commandent, dans un détroit couvert par ces montagnes, et trop éloignée pour qu’elle puisse préserver la côte de la descente des ennemis. Ce qui a ruiné cette place est la retraite de la mer qui s’en est écartée peu à peu jusqu’à la distance d’une grande lieue. Les chartes de Harfleur ayant été pillées et brûlées par les Anglais, Charles IX, à la prière des habitants, en octroya de nouvelles en 1568, qui confirmaient tous les privilèges et donnaient le franc-salé, avec l’exemption des gabelles (7). Tout les rois suivants et même Louis XIV, confirmèrent ces grâces ; en sorte qu’il y a grenier à sel de franchise (8), mairie, et justice royale. Mais en 1710 la ville fut imposée à la taille (9), ce qui fit sortir plus de cent familles. Elle n’a pu se relever de ce dernier désastre, qui a achevé de tout perdre.

Son port est maintenant une prairie et on en distingue encore parfaitement l’enceinte dont tous les fondements subsistent, en sorte que cette ville qui fut autrefois l’arsenal de la marine et la clef de ce royaume, que les seigneurs et les dames d’Angleterre venaient voir par curiosité, et qui vit
tant de fois les vaisseaux de cette île s’arranger (10)devant ses tours pour les abattre, n’a plus de splendeur que dans l’histoire et ne présente plus à l’œil étonné qui la cherche qu’un port comblé où paissent les troupeaux, des maisons chancelantes et presque abandonnées, des murs foudroyés et des ruines immenses.

(1) : Labbé Cochet y a retrouvé depuis les débris d’un temple romain.
(2) : Tournure elliptique pour durant l’espace.
(3) : C’est le premier siége d’Harfleur, sous Charles VI. Le roi anglais Henri V avait débarqué de nuit à Saint-Denis-chef-de-Caux, le 14 août 1415, avec trente mille hommes de troupes. Harfleur , où commandait d’Estouteville, n’avait qu’une garnison forte de 4,800 hommes. La place, ruinée, se rendit au bout de vingt-cinq jours de siège. Mais quelques années plus tard, 104conjurés de la ville s’entendirent avec Jean de Grouchy, dit le père des Cauchois, et chassèrent les Anglais dans la nuit du 4 novembre 1435.
(4) : Embleme des mendiants. Elles avaient dû quitter Harfleur sans rien emporter.
(5) : A ce second siége d’Harfleur, les Anglais étaient commandés par le Duc de Sommerset, la place par le même Jean d’Estouville.
(6) : Avec l’aide de Dunois, de 10,000 hommes de troupes et de seize bombardes de nouveau modèle. Les Anglais capitulèrent enfin, mais Harfleur n’etait que débris.
(7) : C’etait le droit de prendre à la gabelle ou grenier du roi certaine quantité de sel sans payer la taxe.
(8) : C’est-à-dire non soumis à l’impot.
(9):La taille st l’imposition qu’on levait sur les personnes non nobles ou ecclésiastiques.
(10) : Nous dirons aujourd’hui se ranger.

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