Mieux vaut hériter que mériter

ANALYSE Dans son essai «le Capital au XXIe siècle», l’économiste Thomas Piketty dénonce l’impact de l’héritage sur l’accroissement des inégalités sociales.

Il a conseillé Ségolène Royal, candidate à la présidentielle, a tenté de convaincre François Hollande d’adopter sa «révolution fiscale» (3), en vain et à sa grande déception.

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Socialement, c’est une thèse explosive. Alors que l’économie est en berne, qu’experts et politiques se disputent sur des décimales de croissance, jamais le poids de l’héritage n’a autant pesé dans la répartition des richesses. Comble du cynisme financier, une faible croissance, comme celle que traverse la France, favorise encore davantage les patrimoines établis que les salaires mensuellement acquis. «L’héritage n’est pas loin de retrouver en ce début du XXIe siècle l’importance qu’il avait à l’époque du Père Goriot.» C’est à cette conclusion à rebours de l’idée de progrès pour tous que parvient l’économiste Thomas Piketty (1) dans le Capital au XXIe siècle, l’un des livres événement de la rentrée.

Rentiers. Certes, les héritiers d’aujourd’hui ne se distinguent plus par des hauts de forme portés par une poignée d’individus. L’émergence d’une classe moyenne patrimoniale au XXe siècle a dilué les héritages façon Balzac, avoisinant les 30 millions d’euros, en de multiples sommes plus restreintes – de 200 000 à 2 millions. La France est ainsi devenue une société de rentiers plus ou moins riches, notamment grâce à l’envolée des biens immobiliers (lire page 14). Conséquence directe de cette suprématie des revenus du capital sur ceux du travail, les inégalités sont reparties à la hausse depuis la fin des années 70. Entraînées aussi par l’explosion sans précédent des très hauts revenus du travail.

A ce constat historique et récurrent, des héritiers et de la reproduction sociale façon Bourdieu, du creusement incessant des inégalités et de la constitution des ghettos de riches décrits par les Pinçon-Charlot, qu’apporte de plus, versant économique, ce nouveau Capital ? Une méthode, d’abord. Pour parvenir à ce tableau peu digne d’une société méritocratique dont la démocratie française se voudrait le modèle – ne vaut-il pas mieux épouser un riche héritier plutôt que travailler, hypothèse valable pour les deux sexes ? -, Thomas Piketty part de «faits». Pas d’évaluation au doigt mouillé, ni d’analyse théorique, mais de l’exploitation d’archives et de statistiques mondiales sur les revenus et les héritages remontant sur trois siècles (2). «La question de la répartition des richesses a toujours été au centre de l’économie politique, dit-il, en particulier au XIXe siècle, avec Ricardo et Marx, ainsi qu’au XXe siècle avec Kuznets. Mais les recherches historiques sur ces questions ont toujours été relativement limitées, et les économistes se sont surtout consacrés à des spéculations purement théoriques.»Voire idéologiques, comme la croyance en un divin marché qui régulerait naturellement les inégalités.

En travaillant autant comme historien que comme économiste – une pluridisciplinarité revendiquée face à la suprématie d’une science économique matheuse aux spéculations parfois fort hasardeuses -, Piketty démontre que ce sont bien plutôt les guerres et les grands choix de société (comme les investissements dans la formation et les qualifications) qui ont réduit au milieu du XXe siècle les inégalités. Que le capitalisme n’inverse pas à lui seul le rapport du capital en faveur du travail, celui de la compétence face à la naissance. «Il serait illusoire, affirme Piketty, fort de ce recul historique, d’imaginer qu’il existe dans la structure de la croissance moderne, ou dans les lois de l’économie de marché, de forces de convergence menant naturellement à une réduction des inégalités patrimoniales ou à une harmonieuse stabilisation.» De la grande illusion libérale, Thomas Piketty nous dessille, avec une boîte à outils de son époque revenue des analyses à la faucille et au marteau. Agé de 18 ans à la chute du mur de Berlin, il n’a jamais été fasciné par les régimes communistes. «Je suis vacciné à vie contre les discours anticapitalistes convenus et paresseux», prévient-il en introduction de son Capital.

De Balzac à d’incontestables faits statistiques et équations mathématiques, Thomas Piketty entame une sorte de troisième voie dont le but serait une «société juste». Une approche autant scientifique que politique. Chercheur en sciences sociales, il est un citoyen engagé et revendiqué. Il a conseillé Ségolène Royal, candidate à la présidentielle, a tenté de convaincre François Hollande d’adopter sa «révolution fiscale» (3), en vain et à sa grande déception.

«Emir». Au terme de sciences économiques, Piketty préfère donc celui d’économie politique. A la main invisible du marché, chère à Adam Smith, il fera donc plutôt confiance à celle de l’homme pour gommer les effets les plus dévastateurs d’une économie inégalitaire. Ainsi, propose-t-il d’instaurer une sorte de super ISF mondialisé, un impôt progressif mondial sur le capital. Mesure utopique diront certains, mais Thomas Piketty sait très bien qu’il faut forger longtemps à l’avance les concepts socialement audacieux si on espère un jour les voir appliquer.

En attendant, face à une concentration du capital mondial toujours plus intense, il ne joue pas les Madame Irma. «Il est beaucoup trop tôt pour annoncer au lecteur qu’il devra payer son loyer à l’émir du Qatar d’ici à 2050. Comme toujours, le pire n’est pas certain…»

(1) Il est aussi chroniqueur à «Libération». (2) Une World Top Incomes Database a été créée par une trentaine de chercheurs à travers le monde, dont Emmanuel Saez et Anthony B. Atkinson, constituant la plus vaste base de données historique disponible sur l’évolution des inégalités de revenus. (3) «Pour une révolution fiscale», Seuil, 2011.

Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle Seuil, 800 pages, 25 € A paraître jeudi.

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