Jules Vallès (1832-1885) « La liberté sans rivages » comme alphabet de la Révolution

La Commune n’est pas qu’un sujet d’inspiration pour l’auteur de l’Insurgé. Son engagement, à contre-courant de celui de la plupart des littérateurs, il le paiera cher
«Ce n’est pas Vallès ! » Le corps qu’on vient de retourner est bien celui d’un homme entre deux âges, maigre, barbe et cheveux longs. Mais ses boutons de manchette portent les initiales « LC ». « Vallès est mort », on le dira plusieurs fois. Le Gaulois ira même jusqu’à publier des détails sur sa lâcheté devant le peloton d’exécution. On a ainsi fusillé deux hommes qui avaient le tort de lui ressembler. L’un d’eux, qui était opposé à la Commune, s’appelait Alexandre Martin. Qui donc est ce Vallès, dont la mort semble être, pour la presse versaillaise, une nouvelle si ardemment souhaitée ? D’abord, un communard comme un autre, qui court les mêmes risques que ses camarades. La chasse aux communards est ouverte : on comptera, du 22 mai au 13 juin, 379 823 lettres de dénonciation. Quant aux victimes, l’estimation la plus basse est de « seulement » 17 000 fusillés. Vallès sera du nombre des 175 condamnés à mort par contumace. Le 4 juillet 1871, il y a tout juste cent quarante ans, le sixième conseil de guerre le condamne à mort pour « pillage, complicité d’assassinat sur les otages, complicité d’incendie » et pour avoir été « membre de la Commune ». Communard, Vallès le fut, dès la première heure, et jusqu’au bout. Le 7 janvier, sous les bombardements prussiens, une proclamation au peuple de Paris connue sous le nom d’« Affiche rouge » dénonce « la trahison du gouvernement du 4 septembre ». Elle se termine par : « Place au peuple ! Place à la Commune ! » Vallès en est un des rédacteurs. Le 22 février, il lance un journal, le Cri du peuple, aussitôt interdit. Le lendemain, un conseil de guerre le condamne à six mois de prison pour avoir demandé l’indulgence pour les auteurs d’une tentative blanquiste de coup d’État. Le 17 mars, il fonde un nouveau journal, le Drapeau, saisi. Et le 18 mars, c’est la mise en échec de l’enlèvement des canons de Montmartre par le comité de vigilance du 18e arrondissement. La Commune commence. Artisan de l’avènement de la Commune, Jules Vallès en fut un des acteurs les plus engagés. Par sa parole, d’abord, dans le Cri du peuple, qu’il fait reparaître : « Le citoyen Vallès, affranchi de sa condamnation par la victoire pacifique du peuple, reprendra demain, dans le journal, sa collaboration quotidienne », écrit-il dès le 21 mars. Sa « ligne politique » vise un maintien et une extension des libertés démocratiques, selon sa formule de 1867, « la liberté sans rivages ». Il s’oppose à l’interdiction des journaux versaillais le Figaro, le Gaulois, l’Opinion nationale. Il refuse des élections partielles à la Commune alors que les conditions d’un vote serein ne sont pas réunies. Il s’élève, jusqu’à la démission, contre la création d’un Comité de salut public restreignant les pouvoirs collectifs de la Commune. Mais il ne se contente pas d’exposer ses positions dans son journal. Il se présente aux élections du 26 mars, où la participation atteint les 50 %. Il est élu dans le populaire 15e arrondissement. Fils d’un professeur de lycée conservateur, il devient, ironie de l’histoire, membre de la commission de l’enseignement. Cela lui vaut ce commentaire du Gaulois : « Dieu garde les chefs de famille communistes d’avoir des fils qui ressemblent au citoyen Vallès. » Il reviendra, solidaire, siéger à la Commune quand les choses iront mal, le 19 mai. C’est lui qui présidera la séance du 21, où l’on annonce l’entrée des versaillais dans Paris, par le quai du Point-du- Jour. Ce sera la dernière séance de la Commune. Polémiste, homme politique, Vallès est enfin un combattant. Pendant le siège, il est à la tête du 191e bataillon de la Garde nationale. Le dernier jour de la Semaine sanglante, il commande la barricade de la rue de Belleville, l’ultime point de résistance militaire, dans l’après-midi du 28 mai. À trente-neuf ans, une autre vie commence, celle d’un proscrit. On le traque. Il se fait passer pour un ambulancier. Par deux fois, il est reconnu. Un médecin de La Salpêtrière à qui il demande : « Vous allez me faire tuer ? » lui répond « je vais réfléchir » avant de le laisser aller. Pendant ces heures d’angoisse, il écrit à sa mère : « Je vais probablement mourir. (…) Je suis responsable comme les autres, mais je n’ai tranché aucune existence », faisant allusion à sa lutte, vaine, pour empêcher l’exécution des 52 otages de la rue Haxo. Mais ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est d’avoir été un écrivain. Alors que son ami Jules de Goncourt, qui avait vu en lui « le plus de talent et le moins de méchanceté » de la Commune, se réjouit des fusillades, – « c’est vingt ans de repos que l’ancienne société a devant elle » –, la « socialiste » George Sand note, placide : « Les exécutions vont leur train. C’est juste et nécessaire. » Sa carrière d’écrivain, esquissée avec l’Argent, en 1857, va s’approfondir avec sa trilogie autobiographique de Jacques Vingtras, écrite dans son exil londonien, entre intrigues d’émigrés et exaltation intellectuelle – il correspond avec Jenny Marx, et découvre le Capital, « si difficile ». « J’ai pris des morceaux de ma vie et je les ai cousus aux morceaux des autres », écrit-il à propos de ces trois romans, l’Enfant, le Bachelier et l’Insurgé, écrits de 1876 à 1884. Son retour, après la loi d’amnistie de 1880, est celui d’un écrivain reconnu. Le 13 juillet 1880, il est accueilli gare Saint-Lazare par des amis de toujours, comme l’écrivain Hector Malot, et de jeunes républicains, comme Clemenceau. Le lendemain, la France célèbre son premier 14 juillet officiellement fête nationale. Mais l’écriture n’a pas assagi le lutteur. Il reprend le Cri du peuple et devient une sorte de conscience socialiste, se voulant le « député des fusillés ». En 1885, emporté par une crise de diabète, il meurt, à cinquante-trois ans. Cent mille personnes accompagnent son corps au Père-Lachaise. Son amie, la militante féministe Séverine, qui avait « épelé sous sa dictée l’alphabet de la Révolution », fera graver sur sa tombe la phrase qui le résume : « Ce qu’ils appellent mon talent n’est en fait que ma conviction. »

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