Jean-Pierre Jouyet ou le plan J

mediapartEn ce moment, le président de l’Autorité des marchés financiers (AMF) s’exprime beaucoup et pas toujours pour parler des banques et de la finance qu’il est censé mettre au pas.

Il s’engage dans la primaire citoyenne, ce qui est son droit, pour prôner un social-libéralisme qu’on peut attendre d’un ancien secrétaire d’Etat de N. Sarkozy, sûrement pas d’une gauche désireuse de tourner la page du sarkozysme en France et du conservatisme en Europe. Pour lui répondre sur le fond, j’ai publiée aujourd’hui une tribune sur le site de Médiapart.

 

MEDIAPART / 23 septembre 2011 / Le plan J.

Ces derniers jours, dans L’Express puis sur France Inter, Jean-Pierre Jouyet s’est longuement exprimé dans les médias. Doctement, le Président de l’Autorité des marchés financiers (AMF) explique à tous ce qu’ils doivent faire. Il adresse ses instructions et fixe ses notations aux Grecs, aux gouvernements européens, à la Commission de Bruxelles, au Fonds monétaire international et… à la gauche. Puisqu’il parle, répondons-lui.

Il est regrettable que celui qui fut le collaborateur compétent de deux hommes d’Etat de gauche, Jacques Delors puis Lionel Jospin, dénonce « le risque de crise systémique » lié en Europe « à la crise des dettes souveraines » en exonérant de sa responsabilité Nicolas Sarkozy, recordman sous la Ve République de l’endettement et des déficits. Avoir participé deux ans durant à son Gouvernement ne doit pas empêcher de dire la vérité sur l’origine de la dégradation des comptes publics dans notre pays.

De même, il est fâcheux d’affirmer qu’en Europe, « on n’est pas dans une situation meilleure qu’en 2008 » quand on a soi-même été chargé, comme Secrétaire d’Etat dans l’équipe Fillon, de préparer la Présidence française de l’Union européenne au deuxième semestre… 2008. Rarement on vit pareil abîme entre les annonces et les résultats. Outre l’acceptation de l’annexion par la Russie de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la conduite sarkozyste de l’UE s’est traduite pêle-mêle par le soutien à la directive portant le temps de travail hebdomadaire à 65 heures et par un plan carbone en peau de chagrin. Surtout, la réaction au choc financier déclenché par la crise des subprimes aux Etats-Unis a été tragiquement insuffisante. Aucun plan de relance massif et coordonné pour les 450 millions de citoyens européens, mais un agrégat de plan nationaux divergents, faisant la part belle au refinancement des banques. En France, pour éviter la crise de liquidités, l’Etat a garanti les prêts interbancaires à hauteur de 320 milliards d’euros sans autre exigence qu’un engagement moral des banquiers à faciliter le crédit aux ménages et aux entreprises. On connaît la suite.

Les banques, justement. Il est surprenant que celui qui constate que « les marchés sont dans une situation difficile », que « c’est normal que les banques soient exposées aujourd’hui », qu’il est « nécessaire de lutter contre le capitalisme de l’ombre, les finances parallèles », préside l’institution précisément chargée de réguler les marchés financiers dans la deuxième puissance d’Europe.
Pourquoi l’AMF n’a-t-elle pas agi avec ses homologues européens pour encadrer les agences de notation ? Rien n’a été changé dans la réglementation européenne pour évaluer, puis corriger la pertinence des modèles et la nature des informations utilisées par les agences. Rien non plus pour mettre fin aux conflits d’intérêts et à la collusion qui existe entre les banques, les fonds d’investissement et les agences de notation. La SEC – équivalent de l’AMF aux Etats-Unis – a ouvert une enquête sur les pratiques de Standard&Poors, alors que l’Europe est restée immobile.
Pourquoi l’AMF n’a-t-elle pas pesé pour interdire de façon permanente, en lien avec les autres autorités européennes, les ventes à découvert, cette pratique hautement spéculative ?
Pourquoi ne s’est-elle pas montrée plus volontaire pour encadrer l’activité des hedge funds ? Malgré la crise, l’Europe s’est ouverte aux hedge funds non européens et non surveillés par les régulateurs communautaires : l’AMF a fermé les yeux.
Pourquoi ne pas avoir pesé, depuis deux ans, pour assainir le secteur bancaire, notamment par la séparation des activités de dépôt et de spéculation, ou encore par l’interdiction des « emprunts toxiques » développés par les établissements financiers et répandus dans les budgets de tant de collectivités locales ? L’AMF est restée passive alors que la régulation des services financiers et des banques d’investissement est de sa compétence.
Pourquoi ne pas avoir imposé des sanctions face aux scandales financiers qui ont secoué la finance et les banques, à commencer par l’affaire Kerviel ? Là encore, c’était sa responsabilité.
Enfin, pourquoi affaiblir en la critiquant l’idée d’une taxation sur les transactions financières ? Cette proposition a été défendue par la gauche européenne et les socialistes français, le Parlement européen en a voté le principe, Paris et Berlin s’y sont ralliés cet été et le G20 devrait en débattre en novembre. Bien sûr, c’est un rapport de force avec les Etats-Unis et Wall Street, mais aussi avec le Royaume-Uni et la City. Pourquoi casser les jambes des négociateurs européens, renoncer à la perspective d’un autre modèle de développement que la recherche du profit maximal à court terme et, du même coup, donner la main aux adversaires de cette taxe en affirmant qu’« aujourd’hui, ça va encore accroître la frilosité des investisseurs, notamment anglo-saxons et américains, à l’égard de la zone euro » ?

jouyet-sarkozyEnfin, il est inquiétant que le président de l’AMF s’implique dans les primaires citoyennes pour exhorter la gauche en 2012 à « faire comme Schröder ». Dans L’Express, il affirme que « les réformes entreprises en Allemagne – et pas en France – privilégient les structures économiques et une culture budgétaire de sagesse, voire de rigueur ». Qu’en termes délicats, ces choses-là sont dites. A quoi fait donc allusion M. Jouyet ? Aux décisions prises outre-Rhin, entre 2003 et 2009, par un chef de gouvernement social-démocrate, puis par une chancelière conservatrice avec le soutien d’une partie de la gauche.
La déréglementation du travail (allongement de la durée des contrats à durée déterminée, « mini-jobs » entre 400 et 800 euros non assujettis aux cotisations sociales salariées, travaux d’utilité publique à 1 ou 2 euros l’heure) a eu pour conséquence qu’un emploi sur trois en Allemagne est désormais un temps partiel ou un CDD. 2,5 millions de personnes travaillent pour moins de 5 euros l’heure dans un pays qui n’a pas de SMIC. Du coup, le nombre d’emplois contribuant au financement de la santé et des régimes de retraites est inférieur de deux millions à ce qu’il était il y a 20 ans.
Quant aux lois dites « Hartz » sur l’indemnisation du chômage (réduction à deux ans de la période de référence pour le calcul des indemnités, passage à 18 mois contre 32 auparavant de la durée maximum pour en bénéficier, obligation pour chaque ménage de compter au moins une personne apte à travailler pour y prétendre), elles ont fait passer le pourcentage des chômeurs indemnisés de 80 % en 1995 à 35 % en 2008 et le taux de pauvreté de 10 % en 2000 à 15,2 % en 2007 (contre 13,1 % en France).
La hausse de trois points de la TVA et le gel des pensions de retraites pendant quatre ans ont plombé le pouvoir d’achat et accru les inégalités : selon Eurostat, il n’y qu’en Roumanie et en Bulgarie qu’elles se sont davantage aggravées au cours des années 2000. Last but not least, comme on dit en bon allemand, le passage de l’âge de la retraite à 67 ans décidé par la « Grande coalition CDU-CSU-SPD » en 2007 vient d’être cité en exemple par… François Fillon au nom de la convergence franco-allemande.
Ajoutons que cette politique d’ajustement des coûts internes – principalement sur les salaires – s’est accompagnée d’une stratégie commerciale fondée sur le tout-export et rendue possible par la sous-traitance d’une large partie de la production industrielle vers les pays à bas coût d’Europe centrale et orientale : c’est le passage du made in Germany au made by Germany. Les autres pays européens, et d’abord la France, ont payé cher ce positionnement « non-coopératif » (comme disent les technocrates), ou égoïste, (comme disent les esprits lucides). Il équivaut, dans la zone Euro où les politiques monétaires nationales ne sont plus possibles, à une dévaluation compétitive par la production et la pression sur les salaires.
Dès lors, la question n’est pas : faut-il s’inspirer du modèle allemand ?, mais plutôt : de quel modèle allemand faut-il s’inspirer ? S’il s’agit de préserver l’outil industriel par l’innovation et le renforcement des PME pour qu’elles grandissent, investissent, exportent, accèdent à la commande publique ; s’il s’agit d’améliorer la formation initiale et continue ; s’il s’agit de réorienter la fiscalité et l’épargne vers l’investissement plutôt que la rente et de rapprocher l’outil productif des territoires, des pôles de compétitivité, des organismes de recherche, des universités et des écoles ; s’il s’agit de combattre la crise par de vraies mesures de relance – consacrer 5 milliards d’euros au chômage partiel pour maintenir 1,5 millions de travailleurs dans l’entreprise plutôt que dilapider 4 milliards d’euros pour subventionner les heures supplémentaires de 275 000 salariés sans aucun effet sur l’embauche – alors, oui, cent fois oui, il faut apprendre de l’Allemagne pour monter en gamme ! C’est cette compétitivité-qualité que défend le projet socialiste pour 2012 avec, notamment, la création d’une banque publique d’investissement sous forme de fonds régionaux, la modulation de l’impôt sur les sociétés selon le réinvestissement des bénéfices ou encore la réorientation du Crédit impôt recherche vers les PME innovantes et les entreprises industrielles fortement exposées à la concurrence internationale. En revanche, rien ne serait pire que d’engager, à contre-temps et à contre-cycle, une course à la compétitivité-coûts qui s’est traduite outre-Rhin par une montée spectaculaire de la pauvreté, une stagnation de la croissance – entre 2000 et 2010, elle était de 1,1 % en Allemagne contre 1,5 % en France – et par la remise en cause du financement solidaire de la protection sociale.

Jean-Pierre Jouyet est libre de s’exprimer et il est libre de promouvoir dans la primaire la candidature d’un socialiste qui « s’est fixé d’avoir un retour a l’équilibre en 2017 » – ce qui n’est possible, dans la crise, que par une réduction des dépenses publiques, un coup de bambou fiscal et/ou un gel des investissements d’avenir. Il est même libre de « prôner des compromis droite-gauche » pour mettre en œuvre une telle politique. Mais après dix ans de pouvoir UMP, nous sommes nombreux à vouloir proposer aux Français une autre alternative que le clivage fatal entre austérité de droite et rigueur de gauche. Le sérieux n’est pas la purge et la lutte contre les déficits ne saurait se confondre avec la monomanie : il faut s’attaquer aux déficits financiers, c’est entendu, c’est même un impératif de souveraineté, mais aucun redressement ne sera possible sans solutions contre les déficits de croissance, d’emploi, de justice. Qu’un haut-fonctionnaire issu des rangs socialistes, sincèrement attaché à l’Etat, conseiller écouté à droite et aussi parmi la gauche, annonce un tel programme de renoncement du politique et d’alignement aux présupposés libéraux-conservateurs est un réel motif d’inquiétude. Après Sarkozy, les Français attendent du Parti socialiste qu’il défende les gens plutôt que l’argent. Si j’ai choisi de soutenir Martine Aubry pour présider la République, c’est aussi parce que je sais qu’avec elle, les anciens ministres du Président sortant n’inspireront pas la politique du pays.

Guillaume Bachelay est secrétaire national du PS à l’industrie, aux entreprises et aux nouvelles technologies.
Vice-président de la Région Haute-Normandie chargé de l’économie et des énergies, il est le rapporteur général du projet socialiste.

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