CCCXXXIV.

La mort de François Tonsard, qui s’annonce, me fait ressouvenir des années passées. Tant de choses nous séparaient, tant nous rapprochaient. Dire que je vais perdre un ami serait trop ; plus exact est de dire qu’une part de moi-même s’en va. Tout (ou presque) de ce qu’il aimait m’était étranger. Et l’inverse. Rien de plus facile que de le faire enrager ; de mon côté, soupe au lait, il avait beau jeu de me faire monter. Admettons qu’il s’agisse là d’amitié, la vraie. Ou d’autre chose.

Il était, il est, de ces êtres qui portent la guigne. En soi et pour les autres. Un pépin, un dérapage, une catastrophe, c’était pour lui. Jusqu’à la maladie qui l’emporte, notez. Bref, né sous le signe du pas de chance, ascendant perpétuel. S’il achetait une cafetière électrique, elle ne fonctionnait pas. Qui cassait la clef dans la serrure ? Qui voyait son pantalon brûlé par le pressing ? Qui, au restaurant, était oublié par le serveur ?

Et ne parlons pas des femmes ! Ou du sentiment, comme vous voulez. Tout cela, du reste, ne l’affectait guère. Jamais une plainte, pas de jérémiades. Comme une distance indifférente. Vrai flegme, vraie classe. François Tonsard se voulant l’envers d’un intellectuel, il ne formalisait pas. Son attention au monde se portait sur autre chose. Ainsi, sa passion pour l’ésotérisme, le côté Matin des magiciens à qui il vouait un culte raisonné. La revue Planète aussi. Tout Lovecraft en édition originale. Ça et le catch ! Quel mélange.

Côté architecture, son coup de crayon suivait son esprit. Pas flamboyant, toujours sage, oui la distance indifférente. Envers les choses, envers les gens. Par exemple, il ne faisait preuve d’aucun amour propre. A un client récalcitrant, aussitôt : Vous voulez que je change ? Se battre ? Pensez donc. Je me demande s’il ne finissait pas par croire que le client s’y connaissait mieux que lui. Une façon de ne pas encombrer son esprit. Et de comprendre ses intérêts. De fait, lui seul faisait rentrer l’argent dans les caisses.

Pendant des années, nous avons déjeunés chaque samedi ensemble. Une semaine au Pescadou, une autre à l’Écurie. L’un et l’autre, presque comme nous, n’existent plus. Le premier se trouvait rue de Québec, le second place de la Haute-Vieille-Tour. L’un spécialisé dans le poisson, l’autre dans la viande. Chacun avait son charme, qu’on jugerait aujourd’hui suranné. Hier, tout ce quartier vivait d’une vie presque trépidante. C’est à présent un parking à ciel ouvert avec de rares boutiques où l’activité survit.

Passée la rue du Général-Leclerc, ce Rouen des années Soixante semble n’exister que pour mémoire. Histoire de dire. De pieux esthètes, architectes ou non, arpentent encore la rue du Bac, la rue Saint-Denis, la Champmeslé… Sous couvert de lignes pures, de lumière, d’espace, ils méditent sur le temps perdu. Lorsqu’une future lointaine municipalité décidera de prendre en considération cette portion de la ville, il y aura longtemps que François Tonsard et moi aurons fini de digérer. Lui, ses filets de sole Mistral, moi mon entrecôte marchand de vin.

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