CDXIII.

Retour sur l’allée Eugène Delacroix. Encore un coin de ville, issu de la Reconstruction, qu’on s’efforce d’anéantir. Mystère des temps actuels : pourquoi s’acharner à masquer le Rouen des années Soixante ? L’allée en question en est un vivant exemple. Trop d’espace, trop de clarté, trop de simplicité. Il faut faire compliqué, surchargé, illisible. Les gens : c’est plus convivial.

En cinq décennies, cette allée a bien changé. A l’origine, sa réussite tenait à peu : une faible hauteur, un auvent circulant… Les architectes (impossible de me souvenir qui) avaient réglé la question en trois coups de crayon : commerces, unités d’habitation, grandes entrées, volets roulants de bois, passage couvert. Clic Clac, merci Kodak.

Ce qui me fait souvenir qu’il y existait, en descendant sur la droite, un photographe, le Studio Saint-Herbland. Est-ce la boulangerie d’aujourd’hui ? Celle-ci, avec sa façade nouvelle, semble faire autorité (plus que sa pâtisserie, parole d’expert). Il faut se souvenir aussi, du même côté, de la librairie Lemercher. J’y ai acheté une édition neuve de Don Quichotte. N’ayant lu qu’une version abrégée, j’étais incertain de la traduction. Louise Lemercher m’assura que Francis de Miomandre était un excellent hispaniste. Elle n’en savait rien. Moi non plus.

Il y avait, plus bas, un magasin vendant du coton à broder sur canevas. Bergère, chien-loup, clown musicien… toutes choses qu’on ne verra plus. En face, La Caravelle, objets de décoration pour gens sages. Le navire émigra rue Beauvoisine. Il y sombra (fin des gens sages ?) Enfin, à l’angle avec la rue Thiers, référence ultra-rouennaise, La Maison du dessin.

Qui n’a pas connu La Maison du dessin n’a rien connu. Comme son nom l’indique on y vendait tout pour dessiner ou pour écrire. Et ce qui suivait. Le premier étage servait de galerie d’exposition ; on y vit le meilleur et le moins bon, preuve qu’on était, dans ce temps, pas regardant. Les gens sages, toujours.

Passant rue Thiers, près de La Maison du Dessin, il y avait un petit café tout en Formica et néons. Plus loin un tailleur, un pressing aussi, et d’austères sièges de compagnies encore plus austères. L’hiver, en fin de journée, cette portion de rue offrait un éclairage chaud, jaune et brillant. Celui des années Soixante, qui a disparu lui aussi. A côté du café où j’allais parfois attendre, il y avait, à l’étage, le cabinet de maître Mars. Celui-ci était avoué et expert en longs divorces soignés.

La vie de maître Mars s’acheva dans le tragique. Un soir de Noël, un 24 décembre pour être exact, il fut assassiné. Saigné à blanc à la porte du cabinet. A l’époque, on parla d’un « fou », on dirait aujourd’hui « un déséquilibré ». Aussi d’un client mécontent. Enfin une histoire dont on parla. Puis qu’on oublia. Au fait, pourquoi s’en souvenir ?

A l’époque j’attendais au café celle qui devait divorcer pour m’épouser. Moi ou autre (ce qui finit par arriver). La mort de maître Mars retarda la chose. Le temps pour Don Quichotte de voir en Dulcinée l’énième version du mythe ?

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