CDLXXXIII.

La scène se passe en 1965 (ou peu s’en faut). Nous sommes à l’Hôtel de la Poste. A cette époque, ce palace vieillot, connu à Rouen, se trouvait rue Jeanne d’Arc. On va dire à dix minutes de la gare. Transformé depuis en immeuble d’habitation, bureaux pour professions libérales (façon de parler) ce n’est plus qu’un souvenir ancien. Donc le hall, le grand salon, les tapis, les lustres et les garçons qui s’affairent. Que de digressions ! As-tu besoin d’en dire tant ? Croire que oui.

Pas tant sur le grand salon que sur les coulisses de l’hôtel. Là, royaume de Simone, comptable de son état. Un hôtel n’est pas seulement un lieu où l’on dort et où l’on prend des petits déjeuners. Ces derniers, temps antiques, étaient dits complets ou simples. Tel que je l’écris incapable de me souvenir qu’elle était la différence. Vrai qu’à l’Hôtel de la Poste, je n’y dormais pas. J’y passais des soirées au bar, L’Escale, ou y prenais le thé, parfois, l’après-midi, histoire de rejoindre une jeune femme affectant (c’était l’époque) de jouer au bridge. Du moins d’apprendre.

En pure perte au final. Je le vois bien aujourd’hui, tant du côté de la jeune femme que de l’apprentissage de ce jeu réputé (surtout pour sa réputation). Bon alors, et Simone ? Alors Simone faisait les comptes de la maison. Additions, soustractions, multiplications. Tout à la main et de tête. Pas d’ordinateur en ces temps néolithiques. A la rigueur, des machines à calculer. Période du moustérien : crayon à papier et gomme bicolore, bleue d’un côté, rose de l’autre. N’oublions pas les blocs Avamo (ceux à la tête de chien). Et les Gitanes que Simone fumait à la chaîne, une éteinte, l’autre aussitôt allumée. Genre presque oublié.

Son bureau est dans les étages, là où des chambres ne sont plus en état d’être louées. Tapis râpés, chaises bancales, salles de bains servant à entasser les archives. Où la lumière du jour ne sert à rien. Pas même à dire s’il fait nuit ou jour. Donc Simone est à ses comptes. Chargée de conclure et de prévoir. Je suis en plein dans mon prévisionnel dit-elle. On devrait se le dire plus souvent. Ça aussi genre oublié.

Pour ce faire, elle consulte la liste des réservations. En mars, l’agence Cook ; en avril, repas Rotariens et soirée Clamageran ; en mai, Comédie Française, présentations de mode et après-midi des laboratoires Peltier. Faire rentrer du thé, du café, voir avec Ernest pour les jus de fruit, appeler Cadorel. Quoi encore ? La liste se pointe. Au fil des noms, Simone à un moment s’exclame : Claude François ! Ah non, pas lui ! Encore ! La dernière fois, y z’on enfoncé les portes ! Ces chanteurs, j’ vous jure.

(Note du mémorialiste : Claude François était venu quelques mois plus tôt, à l’Omnia, pour un récital mémorable sous le signe yé-yé déchaîné).

Mauvaise lumière ou instant d’inatention ? Simone se reprend vite : mais non, c’est pas Claude François, c’est Samson François. Bon, nous voilà rassurés.

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