DLXXXVI.

Déjeuner avec Eva. La scène se passe sur la dalle de l’Espace dit du Palais, en terrasse. Ne disons rien de ce qu’on mange, ni de ce qu’on paie. L’un vaut l’autre, guère plus. Du reste, inutile de s’en faire, nous sommes invités par le patron. Ce que c’est que d’être connu. Et puis, entre compères commerçants, il faut s’apprécier. La conversation roule sur les sujets du jour. Le temps qu’il fait, celui qu’il devrait faire et celui qu’il faisait autrefois. Ça et d’autres, moins sérieux. Ou moins urgents. En particulier le commerce local, sujet qui tient à cœur à tous, Eva et moi y compris.

Personne ne s’en rend compte (surtout pas moi) mais la fermeture de la boutique Georges Rech est vécu ici comme une sorte de catastrophe. La boutique susdite se trouve (se trouvait, il s’agit d’un présent conjugué au passé) rue Beauvoisine. Dans cette partie indistincte de rue menant à la fontaine de la Crosse, à la fois rue Beauvoisine mais plus surement rue des Carmes. Secteur perdu d’après Eva. Fini, terminé. Comme le reste du centre ville. Ce qu’on nomme le carré magique. Ce périmètre là où il suffit (suffisait) d’ouvrir une boutique pour y faire des affaires d’or. Ce carré, à l’encontre de ceux de chez Hermès, se rétrécit.

Encore plus dira-t-on. Ce centre commerçant n’est plus qu’un bazar pour de chaine de distribution à plus ou moins bon marché. La bourgeoise locale (prétendue telle) ne s’habille-t-elle plus ? Du moins, plus en Georges Rech. Vrai qu’à observer le monde qui arpente nos voies, on ne voit pas en quoi il s’habille. Moins on en a à pas cher sur le dos et mieux on se porte. Idem pour ce qu’on a dans l’assiette. Tout à l’avenant. On appelle ça la crise. On s’en doute, la faute au gouvernement.

Ou à la municipalité. En particulier ici où, suivant les raisons d’Eva, si une boutique ferme (met la clé sous la porte) c’est qu’Yvon est nul. Attention, incise : l’important, on s’en doute, n’est pas qu’il soit nul, mais qu’il soit Yvon. Distinction rouennaise. Si on vous parle du maire, dites Jeannot, Yvon, Valérie ou Pierre. Votre parole aura plus d’autorité. Et par là même, plus de distance. Ainsi, au dessert (deux boules, chocolat pistache) il est préférable de dire : j’aime bien Yvon, mais là-dessus, il est nul. Le prénom peut être changé, mais le nul restera.

Pourquoi Georges Rech quitte-t-il Rouen ? J’imagine qu’il ne le sait pas lui-même. Et que ce personnage, s’il existe, dans son lointain bureau, ignore qu’un certain Yvon (s’il existe) veut sa perte. Ce qu’il n’ignore pas, c’est qu’Eva ne s’habille plus chez lui (où elle n’y s’est jamais habillée). Ça, son mauvais chiffre d’affaires le lui rappelle assez. De fait, il a préféré arrêter les frais. Moi aussi.

Comment dit-on dans Le Médecin malgré lui ? Voilà pourquoi votre fille est muette. Voilà les Sganarelle de notre temps : pourquoi Georges Rech ferme ? Parce qu’Yvon est nul. Alors ? Rien. Le temps des vacances.

Posts created 251

Articles similaires

Commencez à saisir votre recherche ci-dessus et pressez Entrée pour rechercher. ESC pour annuler.

Retour en haut