La niche qui cache le bouclier
Comment répartir les charges qu’implique la vie d’une société ? La question était déjà âprement discutée il y a deux cent vingt ans, au commencement de la Révolution. La nuit du 4 août supprima les privilèges, en premier lieu celui qui épargnait jusqu’alors les classes dominantes de toute contribution à la prospérité du royaume, il revenait au tiers-état l’honneur de payer pour tous. Les termes du débat d’aujourd’hui ne sont pas si éloignés des joutes du passé : les privilégiés se battent bec et ongles pour conserver leurs avantages et subordonnent l’intérêt général à leurs intérêts de classe. En réclamant une plus juste répartition de l’impôt, le monde du travail exprime l’intérêt général. C’était vrai hier, cela le reste aujourd’hui avec le coup de sonde lancée par le gouvernement sur ce qu’il nomme les « niches fiscales ».
Les députés UMP, qui viennent d’enterrer le repos dominical pour des centaines de milliers de travailleurs, s’apprêtent à récupérer dans la poche des Français l’argent qui manque dans les caisses de l’État, conséquence de la loi TEPA que Nicolas Sarkozy fit voter par sa majorité dans l’euphorie revancharde du lendemain de l’élection présidentielle. Quinze milliards d’euros retirés des recettes publiques et versés au compte des foyers fiscaux les plus opulents, ce fut en quelque sorte l’acte fondateur de ce quinquennat. Le bouclier fiscal réintroduit le principe même du privilège. Cela revient à dire : si vous atteignez un niveau de richesse suffisamment élevé, vous ne serez plus imposable au-dessus de ce niveau. Et ce que vous ne paierez pas, les modestes salariés le paieront pour vous, ils ne sont pas riches mais ils sont très nombreux…
Nous en sommes là au mitan de l’été, alors que les ouvriers licenciés se battent contre la pingrerie des patrons qui les chassent, alors que Michel Rocard, qui fut premier ministre de François Mitterrand, propose une taxe carbone dont il avoue lui-même qu’elle pèsera quelque deux cents euros dans les dépenses des familles, et que les producteurs de fruits et de légumes, déjà pressurés par les géants de la distribution, sont priés par la Commission européenne de rembourser les aides qui avaient été versées à la profession pour éviter son naufrage. Et voilà qu’aujourd’hui on apprend que les députés UMP ont comme devoir de vacances l’élaboration de propositions de réduction des « niches fiscales ». Ils ne manqueront pas d’imagination pour rogner sur des mesures favorables aux familles modestes . L’imagination est au pouvoir ! Quand il s’agit de frapper au porte-monnaie les plus fragiles, chez ces gens-là, on ne souffre pas d’états d’âme.
Le gouvernement procède par le truchement de prête-noms, comme il vient de le faire avec le travail du dimanche. Ce recours à la « proposition de loi d’origine parlementaire » lui permet de tester les idées les plus antisociales sans en porter publiquement la paternité, et de procéder à des ajustements selon les réactions qu’elles suscitent.
Il est plus facile de jouer des muscles contre les familles populaires afin de satisfaire la frange la plus réactionnaire de son électorat, que de s’expliquer sur le laisser-faire complice vis-à-vis des banquiers qui servent des bonus aux profiteurs de crise. Les emportements de tribune contre un capitalisme sans morale qui ont assuré au président un certain succès (à moins que ce ne fût qu’un succès d’acteur) vont-ils être répétés avec la même ardeur ? Le sénateur Mariani (UMP) s’en prenait hier aux propos accusatoires contre l’ordre capitaliste. La mode des philippiques(1) sur la moralisation du capitalisme est-elle déjà passée ? Pas sûr, mais, derrière les mots pour amuser le public, la droite de la revanche sociale ne chôme pas.
( 1) Les Philippiques sont une série de quatorze discours prononcés par Cicéron en -44 et 43 av. J.-C., attaquant de plus en plus violemment le triumvir Marc Antoine. Il les nomma ainsi en l'honneur des Philippiques de Démosthène, qu'il admirait beaucoup Par ces discours, Cicéron espérait susciter une réaction républicaine contre Marc Antoine, successeur de Jules César. Le sursaut républicain ne se produisit pas, mais l'irritation de Marc Antoine valut à Cicéron la proscription et une exécution sommaire.